Archive GA LXXXII - April in Paris (6)
April in Paris
(nouveau journal extime)
6
sans titre
Mardi 20 avril
[après-midi et soir]
Début d’après-midi à arpenter l’exposition Munch, ou l'anti cri à la Pinacothèque de Paris. Quelle idée stupide d’y être allé à ce moment-là, en même temps qu’une foule dense, massée devant les commentaires explicatifs, qui, engorgeant les salles, prenait plus de temps à digérer ces informations (pleines d’adjectifs, dirait B***...) à même les murs qu’à regarder les gravures ou les toiles — et leurs fascinantes variations de forme et de couleur —, tout en empêchant de bien circuler !
Auparavant, ai téléphoné à N***, ainsi que prévu. Au téléphone, sa voix grave. J’avais oublié cette tessiture — plus basse que dans mon souvenir (donc). Et pris particulièrement plaisir à entendre son petit rire de gorge.
Pas trop en retard, il arrive en sprintant au lieu de notre rendez-vous. Je lui vois une chemise rouge que je reconnais aussitôt pour l’avoir vue sur une de ses photographies (j’avais moi-même failli emporter une chemisette de la même couleur, mais y ai renoncé, me souvenant, étrange réminiscence, d’une rencontre d’Anaïs Nin avec Antonin Artaud pour laquelle elle disait s’être prémunie et s’être bardée de noir, de rouge et d'acier — étant, en ce qui me concerne, et pour le moins, dans un tout autre état d’esprit envers N***… ou qui que ce soit !)
Trouvé N*** changé depuis la dernière rencontre (alors même qu’elle n’a pas tout à fait cinq mois). Impression qui, je crois, n’était pas due seulement à sa nouvelle coupe de cheveux…
De fait, il me raconte les changements intervenus, les transformations entreprises. (Outre qu’il a plié bagage du site, il a décidé de ne plus avoir de rencontres que “réelles”, a fait un dépistage HIV dont il aura les résultats lundi prochain, compte faire son coming out auprès de son père, et escompte que le dépistage en question sera négatif afin de rassurer son père sur sa vie sexuelle…)
Ce faisant, sa narration, hormis quelques raccourcis (plutôt que quelques détails), s’apparente à une édition ne varietur d’anecdotes qu’il m’a déjà rapportées dans des mails auparavant. Cela me contrarie légèrement, sur le moment, qu’il n’ait pas l’air de se rappeler me les avoir racontées.
Néanmoins, en constatant cette nouvelle version inchangée par rapport aux précédentes, je me rassure aussi sur le compte de N*** (j’ai gardé, il faut dire, de ma courte liaison avec Grégory, l’horreur des affabulations…). Mieux, il citera plus tard, presque mot pour mot, les termes mêmes du premier message qu’il m’a envoyé — message par quoi, dirais-je, « tout entre nous a commencé » — et je lui pardonnerai tout aussitôt de ne s’être pas souvenu de m’avoir dit tout cela déjà.
Il a changé. Mais tout autant mon regard sur lui a changé.
Il est bien plus mince que je ne l’imaginais. Il porte des vêtements à la fois plus légers et plus serrés qu’en octobre. Sa silhouette, mince, assez frêle, se dessine plus nettement que sous le pull large, la veste en cuir taillée en rectangle.
Nous parlons du temps qu’il semble vouloir rattraper, harponner, happer. Ce besoin de séduire.
Dit s’adresser aux inconnus. De fait, converse tout de go avec les personnes attablées près de nous.
Nous parlons de la peur qu’auraient les gens — surtout jeunes, selon lui — inscrits sur le site dans leurs relations avec autrui.
Je lui dis que je n’ai pas peur.
Il n’en disconvient pas (il ne parlait donc pas pour moi : je crois, de fait, aller jusqu’au bout des actes que je pose, même si certains autres actes m’échappent, peut-être formidablement).
Je songe in petto à Etienne, qui paraissait étonné que je propose de le rencontrer.
Nous dînons dans un restaurant tibétain, puis, empruntant quelques détours, allons à pied dans un bar du Marais dont ni l’enseigne ni l’adresse ne me sont restées.
Il téléphone à T***, dont il m’a souvent parlé dans ses mails, et qu’il m’a peint sous un jour qui ne m’est pas très sympathique, et dont nous attendrons, en outre, assez longtemps la venue. Je pense — d’ailleurs — n’avoir pas non plus plu à T***. A moins que mon imagination suive son habituelle pente négative... Je me verrai contraint de les quitter à peine celui-ci est arrivé, au prétexte de l’heure du dernier métro.
Je les quitte donc — quitte N*** surtout — un peu frustré d’un point d’orgue qui aurait été mieux choisi…
Avons néanmoins brassé, lui et moi, durant la soirée maint sujet de conversation. Parents, amis, religion, amants, raisons d’être, de penser, d’exister. Avons abordé des points parfois intimes, poursuivant en cela nos échanges presque épistolaires. Je ne peux naturellement ni tous les fixer, ni non plus en révéler certains qui lui ou me seraient par trop personnels.
Celui-ci, tout de même, qui a trait à la nicotine. Une ombre d’un jaune bistré ourle sa lèvre supérieure (lèvre toute mince — si la lèvre inférieure est plus épaisse), qui me rappelle mon passé de fumeur. Ai été surpris de respirer l’odeur du tabac s’exhalant de sa bouche, alors que, juchés sur nos tabourets, nous sommes l’un et l’autre assez à distance. Une sensation olfactive que j’avais perdue, en même temps que je m’étonne des progrès par paliers que connaît mon odorat, ces mois derniers surtout. C’est là une odeur que je n’aurais sentie naguère que si j’avais été très près de sa bouche, prêt à l’embrasser.
C’est pourquoi d’ailleurs sans doute cet effluve n’était pas désagréable : il rappelait l’odeur, sinon le goût, de certains baisers.
Ce qu’il me dit de ma minceur — qu’il me préfèrerait, si j’étais un amant, avec quelques kilos de plus — me laisse un instant stupéfait (et ne laisse d’ailleurs, depuis, de m’étonner !). Car je n’aurais jamais songé à pareille proposition, ni pour moi, ni pour quiconque — ni non plus pour lui ! Surpris aussi de ce qu’il paraît, en précisant cela comme il a pu naguère préciser d’autres points, s’ingénier à me dire que je ne le séduis pas, au-delà peut-être de la différence d’âge qui nous sépare…
A certains moments, en tout cas, nous ne parlons plus. Nous nous regardons, en revanche. Nous nous sourions, sans que ce silence ne nous gêne (me semble-t-il).
Je me dis parfois : j’ai beaucoup d’affection pour lui. Entre nous, c’est comme d’un frère aîné à un frère plus jeune que lui. Même si le désir physique n’est pas totalement éteint. J’ai encore envie de caresser sa cuisse — mais d’une caresse (donc) plus fraternelle. Moi si peu tactile, je pose tout de même sur son épaule ma main alors que je le remercie de la bière qu’il m’a offerte et est allé me chercher.
C’est sur cette dernière image que je reste d’ailleurs, plutôt que sur la façon un peu abrupte dont nous nous sommes quittés.
(Je crois de plus en plus à une présence sensible, sensuelle, à et où re-saisir ensuite — après s’être dessaisis —, et pour les autres et pour moi.)