1056 - Carnets d'un confiné (5)
CARNETS d’un CONFINÉ
5
[Journal pas toujours extime]
(14 mars 2020, … … …)
Jeudi 19 mars [suite]
Soir
Long téléphonage avec Aymeric. Sa voix sur le portable — d’habitude, nous nous appelons sur nos téléphones fixes, mais il n’a désormais plus d’abonnement Internet ni téléphonique dans son nouveau domicile — est plus claire, plus argentine que celle que je lui connais avec ce média.
Nous évoquons bien sûr la situation. Sa mère est interdite de visite. Si elle contractait la maladie, elle serait complètement isolée, et, si elle décédait, seuls les descendants directs auraient droit à la revoir, avant une désinfection radicale — dont j’ai oublié les détails, crus et presque cyniques dans leur pragmatisme (je lui dis que Claudie ne peut recevoir son frère, en institution, sauf évidemment à le garder ensuite avec elle, mais je ne crois pas qu’on ait été si brutale avec elle ; je lui raconte aussi comment mon père s’est tenu à deux mètres de distance lorsque je lui ai livré huit litres de jus d’orange et deux pots de confiture).
Comme moi, il se promène longuement pour profiter du beau temps. Avant de le renvoyer chez lui, on l’a tout de même fait venir lundi matin. Comme il ne peut toutefois « télétravailler », il est donc « confiné » ; cependant, on lui a donné comme vague assurance qu’il serait “réemployable” ensuite : il devait passer un concours en juillet ou août pour pouvoir être embauché définitivement, concours naturellement ajourné. (Je lui raconte le désarroi de Christine, après l’annulation de son concours de recrutement des enseignants qui devait avoir lieu le 1er avril.)
Nous savons nous occuper. Nous souffrirons sans doute bien moins de l’isolement que beaucoup d’autres, au plan psychologique ou matériel.
Nous tirons de mêmes conclusions de la situation, mais Aymeric est plus pessimiste encore que moi.
Il craint une situation dans laquelle des émeutes pourraient advenir.
Du fait des événements, Aymeric est empêché de rejoindre P.
Je lui dis avoir commencé le Journal de Julien Green et d’avoir en réserve des volumes de la Pléiade — puisque c’est une lubie de mon père de m’en offrir à chaque Noël — à peine entamés (Camus et Kafka). Nous parlons de Mathieu Riboulet, et je lui retrace la perte de son dernier ouvrage, oublié stupidement dans l’avion à mon retour de Naples en février.
A propos de Green, je lui dis combien les premières pages (celles de 1919 à 1924) de son Journal m’ont paru fastidieuses. Libéré ensuite de l’espèce de mysticisme et religiosité qui l’empêchaient de vivre librement sa sexualité, pleinement occultée — semble-t-il — durant tout un lustre, l’homme multiplie les rencontres à tout va, ce qu’il relate en des termes crus, lesquels me gênent moins (voire : ne me gênent en rien) que la brutalité, sinon la platitude, des actes décrits — puisque jamais on ne note d’approche sensuelle, ni même de préliminaires —, lesquels, de ce fait, me paraissent étranges (étrangers ?), étrangement mécaniques en tout cas. Sans compter — mais je ne le mentionne pas sur le moment[1] — les jugements assassins sur certains de ses confrères en littérature (Crevel en prend pour son grade[2] !) et plus encore sur les garçons rencontrés, dont les défauts physiques ou les tares intellectuelles sont méchamment condamnés, sans appel d’aucune sorte.
Ainsi :
« […] <fais asseoir près de moi et me fais sucer par lui. Il suce comme au collège, du bout des lèvres. Au moment de jouir, j’appuie avec force sur cette tête échevelée, et ma queue pénètre jusqu’au fond d’une bouche chaude et douce qu’elle remplit de foutre. Mais le garçon est pourtant si laid que je ne le retiens pas, et suis agacé d’avoir joui avec un si vilain compère. > » [20 mai 1932, p. 427]
[1] Tous ces passages ont été relevés au fil de ma lecture ensuite, mais confirment mes impressions premières.
[2] Lorsque Green apprend la nouvelle de son suicide, il montre tout de même de l’empathie :
« Mercredi 19 juin [en vérité Crevel est mort le 18 juin 1935]. René Crevel est mort ce matin. Poupet, qui était un de ses meilleurs amis, m’a dit au téléphone que le pauvre garçon s’est tué, sans doute après avoir pris connaissance d’un résultat d’analyse médicale. Il était très malade des poumons, et il aura eu peur des grandes souffrances physiques qui l’attendaient. On l’a trouvé chez lui, endormi dans son pardessus, respirant du gaz d’éclairage. Malgré tous les efforts de Gosset, il ne s’est pas réveillé, ayant pris par précaution un puissant somnifère. Ni ses traits ni son attitude ne dénotaient la moindre angoisse. Il ne s’est pas débattu contre la mort. Beaucoup de suicides dans cette malheureuse génération d’après-guerre trop faible pour porter le poids de la vie. J’ai été très frappé par cet événement qui n’empêchera ni le bal de Daisy Fellowes de se donner ce soir, ni tous les amis de Crevel de s’amuser comme à l’ordinaire dans trois ou quatre jours, à l’exception de Poupet et de Tota Vera qui était sa maîtresse. Marie-Louise Bousquet souffre beaucoup, paraît-il. Beaucoup de gens aimaient Crevel, autant qu’à Paris on puisse aimer quelqu’un. Je ne le connaissais pas bien. Je souhaite de tout mon cœur qu’il soit heureux. » (pp. 952-953).
Ou [à propos de Klaus Mann !] :
« Une ou deux fois l’envie de le tripoter m’effleure mais son visage est si disgracieux que je résiste victorieusement [!]. Ce mufle enrhumé me répugne. » [29 mars 1933, p. 583]
Le reste, cependant, m’intéresse souvent, notamment la galerie des intellectuels, artistes et écrivains de l’époque — dont Gide ou Cocteau — que Green fait vivre, même s’il me paraît passer sans doute à côté de Valéry. Ses relations avec Robert de Saint-Jean me sont énigmatiques, mais ont dû reposer sur un contrat, que j’espère avoir été clair entre eux. Et je lis de belles notations sur la peinture — entre deux lovers (ou plutôt : fucks) —, avec des considérations dont je me sens proche, à la différence des descriptions cliniques de ses tricks :
« Au petit salon. Je me demandais cet après-midi ce que j’allais chercher au Louvre ; peut-être moi-même, tout simplement. »
[8 décembre1931, p. 336]
[A propos de la collection de Stephen Courtauld :]
« Au salon, La Loge de Renoir et cinq magnifiques Seurat. Après avoir regardé ces toiles aussi longuement qu’il m’était possible, je me suis demandé ce que la peinture me donnait, en plus d’un plaisir immédiat et toujours très vif. M’a-t-elle aidé dans mon travail d’écrivain ? Il n’y a pas de couleurs dans mes livres, il n’y a que du noir et du blanc, des effets de lumière et d’ombre, mais ce sont les livres d’un homme qui voudrait savoir dessiner avec force. Mon admiration va toujours aux peintres dont le trait est le plus énergique… »
[Samedi 31 octobre 1936, p. 1059]
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Lorsque je raccroche, l’appareil indique que nous avons parlé, Aymeric et moi, presque une heure et quart.