1053 - Lettre-fleuve (lettre à J.-M.), 2
[in memoriam J.-M.]
Mercredi 7 [avril 1982] - minuit
“Commerce”, minuit. J’étais venu hier déjà, pour faire ce que je fais aujourd’hui, t’écrire. Mais ton frangin [Patrice] était là, avec quelques copains, et tout cela s’est prolongé chez lui, jusque vers quatre heures du matin.
Ce soir, j’ai quelque peu bossé, et me voilà, libéré de mes obligations, en étant débordé des derniers bruits et des dernières lumières de la ville.
Evidemment, il s’instaure une autre forme d’écriture, en rapport avec la situation. Beaucoup de bruit tout de même (mais je n’avais pas la force de rester chez moi, même si je me suis acheté à la bouquinerie de la rue **** Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet.)
Alors, voilà, je compose vaille que vaille le troisième volet de cette lettre volante qui décompose mes humeurs de Pâques : je me dis qu’il ne doit pas être aisé de se procurer le journal dans un coin isolé des Cévennes, alors (peut-être) ma lettre te procurera-t-elle une lecture bienvenue — après tout, pourquoi pas ?
(R**** à la table d’en face, de moins en moins beau. Je me souviens qu’il affolait beaucoup certains garçons lorsque nous étions au lycée. Il a perdu toute la transparence de son adolescence, ce magnétisme particulier. — [Par] parenthèses : toujours flanqué de son copain Bertrand, c’est louche ! — Enfin, non, c’est clair — comme tu dis si bien quelquefois…)
Besoin d’une écriture kaléidoscopique, ce soir.
Difficile de faire entrer certains fragments, sonores en particulier, car ce sont surtout les vagues de bruits qui composent l’atmosphère de céans. Comment dire mon panaché et mes gauloises ? — Et toutes ces pensées piétinantes qui débordent de toutes parts, ici, là, et qui donnent en fait l’impulsion de ces phrases un peu essoufflées. Et au-delà, ce plaisir, particulier, de faire une lettre et de savoir qu’on sera lu, ce besoin de la modulation qui s’ensuit.
J’ai commencé une lettre pour Pascal, cet après-midi. J’évite de redire le peu que j’ai pu dire, en passant, de Patrick-patins-à-roulettes jusqu’au p’tit-mec-parapluie. Les correspondances disloquées font vivre un peu sur différents plans — et pleinement apprécier les singularités de ces deux lettres, et, par là même, les singularités de leurs destinataires. Je ne vous écris pas de la même manière, bien que ce soit la même encre, le même papier. Je ne re-crée pas non plus vos absences respectives de la même façon. Je trouve que c’est bien. (Les marges d’une lettre sont donc déterminantes, ce sont elles qui président à tout — et ces marges sont toutes tendues vers l’allocutaire…)
Je saute de ce papier à la tête des gens qui m’entourent. Extrê-mement périlleux. Rien qui vaille la peine de poser ses yeux (R****, entre-temps, est parti) — mais comment se soustraire complètement ? Parce que je ne supportais pas la solitude ce soir, je t’écris ; pour la même raison, je suis venu ici. J’ai pleinement les avantages de la première proposition et, de façon plus prégnante encore, les inconvénients de la seconde. Il s’avère logique que j’aille me coucher, et logique encore de poursuivre plus tard ce que j’ai ici entrepris…
(à suivre)