1044 - Lettre-fleuve (lettre à J.-M.), 1
[in memoriam J.-M.
† 5 mai 2013]
4. 4. 82
Une douce envie d’écrire, pour le plaisir.
Si tu savais le ciel bleu et tant de lumière, la musique dans le tuner et le café dans la cafetière, tu comprendrais que je n’ai plus la force de faire face au ménage, à la poussière, tu saurais ce trop-plein de paresse qui m’incite à me coucher horizontalement sur ce papier.
Quel beau dimanche — pour la saison.
— Et voilà, je me mélange horizontalement avec l’encre, pour le plaisir. (Le café est désormais prêt, ainsi qu’un plein paquet de cigarettes : tasse, feuille, cigarette, cendrier débordés de lumière sur le plan de la table ouvert — avec pour point de fuite un évier encombré — mon remords, la tache sur ce ciel d’été.)
J’aurais à dire sur tant de ciel bleu. La traversée de l’hiver, un mois et demi de boulot à jet continu, l’ascétisme partout, partout la contrainte — celle où le corps s’engonce dans un moule.
Et soudain sentir une épaule émerger, chair blanche qui chavire la lumière, de l’échancrure d’un col ouvert. Se sentir et frémir, et respirer. J’aurais beaucoup à dire sans me décourager. Une épaule qui baille un peu, une épaule qui boit l’air : j’avais oublié… Une douce envie de bailler en somme et d’écarter le papier : le sentir, et frémir, respirer.
J’aurais à dire… sur la sensualité de ce jour, entre autres, sur sa consommation horizontale — avec le papier… faute de davantage sans davantage de faute. Et ce plaisir-ci de jouer avec les mots, pour le babil des sens, de glisser par approximation d’un dire sur des mots tout faits qui s’imposent d’eux-mêmes avec un sourire léger… Mais au fait, je n’écris pas encore : je babille.
(C’est légitime par une telle journée.)
J.-M.,
Plus tard. Même jour.
Horizontalité totale : cette fois, je suis au lit (ces draps fleuris : l’on dirait que j’écris sur un parterre de marguerites), après un repos total, une journée laissée parfaitement vide, pleinement vacante. Juste un peu pianoté, un peu chanté, un trois fois rien indispensable à ma survie, vraiment pas grand-chose, faire un peu vibrer l’air à l’intérieur de soi, à l’intérieur de soie, vibrer d’air. Et puis quand même beaucoup marché en forêt, en compagnie de S., et puis le chien. François. Aussi. Nous avons mangé ensemble. François beau. De beaux yeux verts, ce devait tenir à la lumière. Mais François insupportable, et cafardeux.
J’étais de si bonne humeur que je ne lui ai tenu rigueur de rien. Pas même de me heurter d’ennui avec son ennui. J’aime ces silences qui laissent faire… Tiens, ça ne tient à rien les humeurs cafardeuses du monsieur — il suffirait qu’il dise ce qui le tracasse pour s’en débarrasser — déballer, faire glisser sur la table — ; mais comme il n’a pas voulu ou n’y a pas pensé, voilà, il est rentré chez lui avec sa déprime en escorte, tant pis. Je suppose qu’avec les grandes jambes qu’il a il ne devait sentir que du coton tout en chavirant : c’est dur d’avoir des échasses pour parcourir le monde, ça doit être plus dur encore lorsqu’on doit se ramasser, que l’on doit tout de même arquer — oui, l’on doit se sentir flageolant. Les papillons n’ont pas tous ces problèmes. Tant pis pour lui (cf. supra).
(On aimerait tout de même qu’il change un jour, ce serait bien de le voir poser les armes.)
J.-M., aurais-je commencé une lettre-fleuve ? Sans doute, oui. Il y a bien de la mégarde à s’étaler ainsi sur du papier, mais tant de plaisir par ailleurs à le faire que j’ignore comment me contenir (je tenterai peut-être de remédier à tous épanchements en croisant cette lettre avec d’autres correspondances — autant de trêves que je t’accorderai).
Je n’ai qu’une excuse qui tienne, et je crois que je la peux faire valoir (l’inversion n’était pas voulue, mais ça s’arrange bien ainsi) : j’avoue bien aimer (t’)écrire et – pire – je veux que cela se voie.
Hé hé… c’est quelque part ma manière à moi d’être bavard — et, de ce fait, tu t’imposes comme le destinataire parfait de mon écrivotte (attention ! je n’ai pas voulu dire, ce faisant, que le corrolaire en était ta “parlotte” parce qu’au vrai je ne trouve pas que tu sois si bavard que ça — et, pareillement, peut-être ce papier n’est-il pas si bavard… —, etc. j’ai vraiment une très forte envie de délirer avec des mots, comme tu peux voir : ce qui amène à une re-formulation ou une re-lecture de tout ce qui précède — comme quoi le babil des mots s’opère par un mouvement de spirale au creux du texte. Peut-être.)
Peut-être. Toujours cet abus des modalisateurs ! je reste incorrigible à tous égards…
Bref, au terme de tout cela, je t’annonce une lettre-fleuve, la voilà, je l’écris.
Hop-la. Zim… boum…
Je
glisse
et c’est…
(bien) (bon).
(à suivre)