1077 - Carnets d'un confiné (14)

Publié le par 1rΩm1

 

 

CARNETS d’un CONFINÉ

 

 

14

 

[Journal pas toujours extime]

 

 

(14 mars, […] 1er MAI 2020 … …)

 

 

28 mars

 

Matin

 

Toute la matinée occupée à “télé-travailler” (horreur de ce néoparler, mais il correspond aussi à la situation à laquelle on nous réduit !). Je sublime, à l’évidence, la boue de la calamité que sont nos vies confinées. (Je n’avais même pas mis en service le téléphone portable.)

Soleil au dehors.

 

 

Après-midi

 

Alors que je m’apprête à faire une sieste, mon père m’appelle, qui me parle de la voisine, me demande si elle peut profiter du jardin de l’immeuble. Il m’irrite un peu dans son intransigeance lorsqu’il accable Valérie et Denis d’être venus, précisément, jardiner il y a peu sans motif valable que leur propre confort et plaisir. Je le lui dis, en ajoutant par plaisanterie : « disons qu’ils sont venus porter des yaourts de première nécessité à un confiné solitaire ! ».

Après une sieste un peu plus courte encore que les jours précédents, M.-C. appelle. Son oncle est décédé du coronavirus en début de semaine (elle m’avait rapporté le fait déjà). Des échanges téléphoniques ont eu lieu avec des cousines, à défaut de rassemblement familial. L’épouse est, elle aussi, contaminée.

Appel bref à T., qui tousse encore, mais, dit-il, va mieux. Sa voix s’est encore éclaircie et paraît désormais « normale », en effet. Comme parler le fait tousser, j’abrège la conversation.

Mon père a rappelé entre-temps et je le rappelle donc. La voisine travaille encore, et a, de ce fait, décliné la proposition d’aller dans le jardin. Cela m’arrange en un sens car je n’aurais pas aimé que le couple bruyant du dessous s’y croie autorisé. La plus jeune de mes nièces est malade. Son compagnon, qui travaillait encore, s’est mis en maladie à son tour, pour éviter toute contagion.

 

Promenade d’une quarantaine de minutes. Il fait doux. Je prends quelques photos des immeubles de l’avenue ****. 

 

1077 - Carnets d'un confiné (14)
1077 - Carnets d'un confiné (14)

Je croise des joggers, des gens qui arborent des cabas comme une raison d’être impérative, mais aussi des couples et des petites familles.

Dans une rue toute proche, les tulipiers, indifférents à nos petites misères, explosent de fleurs.

1077 - Carnets d'un confiné (14)

J’appelle Marthe et tombe sur le répondeur. Elle me rappelle dans le quart d’heure qui suit. Banalités et plaisanteries. Elle me passe Paul. Je m’amuse de ce qu’il soit au téléphone comme un enfant avec un aîné, ce qui dénote que le téléphone n’est vraiment pas dans ses habitudes. Sa phrase favorite : « Tu es d’accord avec moi » lorsqu’il veut faire valoir une opinion. En général, c’est assez vrai, mais je m’en amuse aussi toujours un peu. La variante, moins assurée, existe d’ailleurs : « Je ne sais pas si tu seras d’accord avec moi, mais… ». Nous nous disons surtout notre frustration de ne pouvoir nous voir les uns les autres.

 

(Courriel de mon père à la mère de la locataire qui est ma voisine du dessous, dont il m’adresse la copie : « Bonjour. Pour faire suite à votre mail du 17/01/20, je vous précise que je suis disposé à accepter un congé adressé par mail dans le délai légal, et ce, pendant la durée du confinement. Bonne soirée. »

Nous avions eu un accrochage sévère, ladite mère de la locataire et moi, alors qu’elle habitait chez sa fille au moment de Noël, ce dont elle s’était ouverte à mon père, à qui j’avais d’ailleurs rapporté l’incident.  J’avais finalement opté pour ne pas envoyer un message qui aurait envenimé la situation, après un échange de courriels d’assez mauvaise foi de sa part…)

 

Un type en roller (un adolescent ?) presque en bas de chez moi — trois maisons plus loin — s’amuse à sauter sur une barre sur pieds disposée sur le trottoir en opérant sur la barre une volte-face (que de « sur » dans cette phrase, mais je ne vois guère comment décrire autrement… d'ailleurs le but est bel et bien de sauter sur ladite barre). J’admire, tout en trouvant ça un peu crétin — et sans doute dangereux. Il rate son coup de temps en temps et la barre tombe bruyamment. (L’exercice, j’y songe, doit aussi être passablement épuisant !)

 

A verser au compte des textes ayant retenu l’attention :

 

La « clériquine », le remède miracle plus fort que la chloroquine ?

Le conseil scientifique préconise le « soin pastoral » !

Par Charles Arambourou 27 mars 2020 

Non, ceci n’est pas un canular anticlérical ! Dans un communiqué du 23 mars 2020, le conseil scientifique COVID-19 instauré par le Président de la République pour « éclairer la décision publique » considère « le soin pastoral » comme « essentiel dans toute réponse à une crise épidémique ». Il recommande donc la « création d’une permanence téléphonique nationale d’accompagnement spirituel inter-cultes ».

Vous avez dit « scientifique » ? 

Est-ce bien rationnel ? Il est vrai qu’en ces temps de confinement, on ne peut rouvrir le sanctuaire de Lourdes, et les processions de flagellants ne sont plus autorisées, pas plus que l’imposition des mains par les exorcistes de la « médecine islamique », ou l’enduction de salive des marabouts. On se gaussera à loisir qu’un comité supposé « scientifique » se mêle des croyances, forcément toutes particulières, d’une population qu’il s’agit de protéger ou de soigner dans son ensemble. Tout cela sent son Moyen Âge. Le président du comité, le professeur Delfraissy, est immunologiste : il y a du souci à se faire s’il mélange croyances particulières et universalité de la science ! Mais le plus grave n’est même pas là.

Toute instance de la République doit être laïque

Dans un pays dont 60 % des habitants environ se disent incroyants, ou détachés de leur religion d’origine, une instance officielle peut-elle, en temps d’épidémie, ne se préoccuper que des 40 % restants ? C’est déjà contraire à toute règle prophylactique… « Ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » (La Fontaine) : « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » (Aragon). Un conseil institué officiellement par le Président d’une République laïque auprès d’un ministre se doit de respecter absolument la liberté de conscience, et de ne reconnaître aucun culte — principes constitutionnels. Le bricolage « inter-cultes », c’est le cléricalisme, qui prétend soigner avec la « clériquine » — autrement dangereuse que la chloroquine chère au professeur Raoult !

Six religions n’ont pas le monopole des convictions spirituelles ou humanistes

Pire, le conseil « scientifique » limite sa préconisation aux « représentants des principaux cultes ». Le terme de « représentant » des cultes est déjà insupportable dans une République laïque, qui ne connaît que leurs « responsables ». Mais surtout, qui donc sont ces « principaux cultes » ? M. Macron s’est adressé par visioconférence le même 23 mars à six d’entre eux : catholique, protestant, orthodoxe, israélite, musulman, bouddhiste. Tant pis pour les autres (hindouistes, pastafaristes, taoïstes, chevaliers Jedi…) Au moins le Président avait-il convoqué (fausse symétrie sans doute) quelques associations non confessionnelles : Obédiences maçonniques, Fédération nationale de la Libre-Pensée, Comité Laïcité République. Or ces « autorités morales » non religieuses sont par définition exclues du soin « pastoral » prêché par le comité scientifique…

Certes, nul ne nie l’importance des facteurs moraux et psychologiques dans la lutte contre une épidémie. Il appartient à tout culte, comme à toute association non confessionnelle, de s’organiser pour soutenir ses ressortissants. Mais au nom de quoi les responsables de quelques cultes monothéistes seraient-ils plus fondés que n’importe quelle autre association convictionnelle, philosophique ou humanitaire, à apporter ce soutien moral ? Et au nom de quoi se permettraient-ils de le faire à d’autres que leurs adeptes ? Les religions, comme toute autre conviction, sont affaires privées. Elles ne sont pas « d’intérêt général ». Un « conseil scientifique » de la République n’a en aucun cas à leur reconnaître le monopole de la vie morale et spirituelle.

 

 

Soir

 

Alors que je m’apprête à dormir, le téléphone sonne. Le temps de me relever et de parvenir jusqu’au bureau, on a raccroché. Consultant le journal des appels et constatant qu’il s’agit de Pascal, je le rappelle aussitôt. La conversation dure de près de quarante minutes.

 

Ils n’ont pu demeurer qu’une semaine à la Guadeloupe. Depuis, F. et lui vivent confinés chez eux. Ils reprendront leur travail le 4 avril.

Pascal multiplie les effusions, me fait des compliments gênants. Je suis partagé entre l’agacement et l’amusement de tout ce qu’il développe à mon sujet, pendant que, pour l’essentiel, ne sachant quoi répliquer, lui, multiplie questions et réponses, voire qu’il invente une vie toute parallèle à la mienne. Ainsi je serais allé trois fois à Naples.

Je rectifie donc. Il n’a pas l’air de croire à mon démenti. Et de produire aussitôt un supposé amant napolitain. (Je ne lui dis pas que la première fois que j’ai séjourné à Naples c’était au moment où J.-M. était rentré en unité de soins palliatifs. Je n’ai pas la moindre envie de réveiller son émotivité à ce sujet. Ni de lui dire l’allègement que j’avais éprouvé d’échapper ainsi à l’orbe de la mort lors de mon séjour.)

 

Pour détourner la conversation, je raconte l’accident survenu à ma mère.

Il repart de plus belle, parlant de mon père qu’il faut protéger, louant ma sœur qui prête assistance, fait office de « femme de ménage » — il rectifie à son sujet : « aide à domicile ». Surtout, il se lance dans un développement hyperbolique sur l’aaamououour que mon père voue à ma mère.

 

Ils ont vu Anne à La R**** au moment des obsèques de Johanna, décédée d’un cancer. Patrice, depuis, a quitté Paris pour la rejoindre.

L’appartement de la rue P**** est désormais entièrement refait. Ils y sont passés à leur retour de la Guadeloupe. Ils ont trouvé le petit guide sur Naples. (Il m’a demandé antérieurement si j’étais confiné seul. Je sens poindre souvent chez lui de la curiosité. J’esquive toujours. Cela m’embarrasse — autant que cela m’agace ou m’amuse à nouveau — qu’on me prête ainsi une vie amoureuse que je tairais. Avec les amis, je n’ai pas ces dissimulations. Pourquoi Pascal ne s’en doute-t-il pas ?)

Suit un long développement sur ma voix, jeune. Cela me fait penser à ce que m’avait écrit (ou dit ?) Aymeric.

Il s’attarde également sur ma sensibilité.

 

J’entends par instants des protestations de F., qui prépare à dîner. « Je connais Romain depuis trente ans » réplique Pascal. Je rectifie : « près de quarante ans ».

Et peut-être, j’y songe après avoir raccroché, cela est-il vrai que ma voix pouvait s’en rajeunir — tant il est vrai qu’on ne parle jamais exactement de la même façon selon les interlocuteurs, non plus que l’on ne développe les mêmes choses. Il se pourrait donc que je retrouve spontanément une « parlure » qui soit celle d’échanges ancrés dans un passé qui ressurgit comme un ancien habitus.

 

Il me demande si j’ai grossi. Des amis confinés ont déjà pris trois kilos. (Je me pèserai le lendemain matin, satisfait de voir mon poids à peu près inchangé.)

 

Il faudra qu’on se voie, conclut Pascal. De cela, je suis bien d’accord, et c’est sur cette perspective que je parviens à abréger la conversation, de plus en plus mal à l’aise de toute cette sentimentalité que Pascal met dans ses propos. Je crois deviner, à divers moments, qu’il est aussi sous l’emprise de l’alcool. Et je remarque que sa voix prend des accents qui sont ceux par instants d’une « folle » (comme on disait jadis).

 

(Cela ressuscite quelque peu un moment de séduction entre Pascal et moi, auquel je songeais d’ailleurs il y a peu, de même qu’à l’épisode où Alain était venu m’aider à tapisser dans mon premier appartement. Il faudra sans doute que j’empoigne ces histoires, susceptibles de m’émouvoir à mon tour !…)

 

 

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article