1071 - Pages choisies (de Bernard Stiegler, Aimer, s’aimer, nous aimer)
L'articulation du je et du nous
Le temps humain articule le je au nous. Je ne suis humain que dans la mesure où j'appartiens à un groupe social. Le temps du je n'est pourtant pas le temps du nous : il a lieu dans le temps du nous, lequel est conditionné par le temps des je qui le composent. La difficulté consiste en cette tension : c'est cette complexité qui fait la difficulté de ce que l'on appelle l'intelligence collective — et dont la raison pose cependant a priori la possibilité et même la nécessité.
La question de l'articulation du je et du nous est surdéterminée par celle de la technique. Elle l'a toujours été, mais auparavant ce n'était pas sensible. C'est devenu sensible lorsque, au XIXe siècle, et surtout au XXe siècle, sont apparus des objets industriels produits systématiquement comme objets nouveaux voués à remplacer les précédents : c'est ce que l'on appelle la consommation [...]
Le marketing, les médias, les systèmes de synchronisation de nos comportements, qui servent à « soutenir » plus ou moins artificiellement la consommation, sont des technologies de l'adoption : elles font adopter une nouvelle pâte dentifrice, une nouvelle lessive, un nouveau type de téléphone portable, un nouveau standard optionnel sur les automobiles. Il faut que nous consommions pour que la machine économique du nous mondial fonctionne. Des techniques psychologiques sont développées pour nous faire adopter les nouveaux produits, parce que, a priori, nous n'en voulons pas. Spontanément, les sociétés n'ont aucun désir de nouveaux produits. En règle générale, elles veulent rester identiques à elles-mêmes — et cependant, il faut qu'elles se transforment pour survivre.
Aujourd'hui, et c'est un trait spécifique et spécifiquement misérable de notre époque, l'articulation du je et du nous est hégémoniquement soumise à cet impératif d'adoption du nouveau sur le mode de la consommation.
Le processus d'adoption et ce que nous voulons
L’adoption de nouveaux produits vient se greffer sur un processus d'adoption plus général au sein duquel se constitue le social. Les techniques de l'adoption comme le marketing ne peuvent se développer que parce que la société est déjà un processus d'adoption, ce qu'en règle générale elle oublie et occulte. Parfois, elle l'occulte en enterrant dans des fosses communes des milliers, voire des millions d'individus, en ne voulant pas savoir qu'il y a toujours de l'adoption. Ernest Renan, Paul Valéry, André Leroi-Gourhan, en particulier, ont mis en valeur le processus d'adoption. Ernest Renan, dans Qu'est-ce qu'une nation ?, explique que route société est constituée par des immigrants qui arrivent et ne font pas partie du nous — en sorte que l'on doit dire que le nous n'existe littéralement pas. Leroi-Gourhan l'a montré à propos de la Chine : la Chine a été engendrée par des milliers d'ethnies différentes, qui ont façonné le passé d'un nous qui n'a jamais existé, mais qui, en permettant la projection de ce passé fantasmatique, a rendu possible la projection d'un avenir commun. Tocqueville, parlant de l'Amérique, a établi que toute société est engendrée de cette manière. Mais cet engendrement fictionnel doit être occulté parce qu'il me faut croire à l'appartenance à ce nous fantasmatique du passé pour pouvoir adhérer à ce passé, et faire que ce passé soit le mien. [...]
Jusqu'à une époque récente, ce processus d'adoption d'un passé, qui est artificiel, mais qui, par là même, me permet d'adopter un avenir, était occulté. Cependant, la question de l'adoption se pose de manière de plus en plus explicite avec la révolution industrielle dès lors que des objets nouveaux apparaissant sans relâche et à une vitesse qui ne cesse d'augmenter, le cadre de la vie quotidienne n'arrête pas de se transformer. Pour que les structures sociales absorbent cette incessante nouveauté, il faut mettre en place des techniques d'adoption. Le problème de l'adoption se pose dès lors en tant que tel, et l'organisation sociale devient explicitement une organisation de l'adoption, autrement dit une organisation de la consommation.