1087 - Carnets d'un confiné (23)
CARNETS d’un CONFINÉ
23
[Journal pas toujours extime]
(14 mars, […] 1er MAI 2020 … …)
6 avril
Matin
J’ai les voies respiratoires un peu prises. Je l’ai entendu quand je parlais avec B. la veille au soir ; je l’entends encore au téléphone avec mon père ce matin. Dans les tiroirs du meuble à pharmacie de la salle d’eau, j’ai trouvé dernièrement des huiles essentielles à l’eucalyptus. Le hasard se plaisant à bien faire les choses, puisque je n’ai aucune fièvre, j’improvise une inhalation la tête ceinte d’un torchon de vaisselle au-dessus d’un gros bol, en songeant aux délices des cataplasmes à la graine de moutarde que nous appliquait sur nos poitrines d’enfant ma grand-mère maternelle…
M.-C., elle, envoie un lien pour commander des masques en ligne. Les discours ambiants se font de plus en plus pressants pour que les gens y recourent.
Après-midi
J’appelle T., qui tousse désormais peu.
Paul a essayé de me joindre. Je le rappelle sans succès et appelle donc Marthe. Paul est spécialement malheureux que son aspirateur soit tombé en panne. Il accuse les chats de Marthe d’avoir bouché l’appareil avec leurs poils. Je plaisante en disant qu’ils vont bientôt en venir aux mains. Elle dit s’être vengée de je ne sais plus quel chantage que Paul exerçait sur elle en refusant de brosser son dentier (Paul est amputé d’un bras et ne saurait le faire seul). Il voudrait aussi qu’elle conduise sa voiture pour aller faire des courses. Tout ceci m’attriste un peu et, à quelque degré, me paraît sordide…
Paul revenu, il rappelle, et nous conversons une quinzaine de minutes. Il me passe Marthe, avec qui j’échange quelques phrases à nouveau.
Promenade le nez au vent. Je découvre, ce faisant, ou redécouvre, des détails de ma ville auxquels je n’avais jamais prêté attention auparavant.
Mais je trouve tout de même un peu monotones et frustrants ces circuits. S’il n’était un peu de marche à la clé, je demeurerais chez moi, observant le concept pascalien du bonheur de rester en chambre…
Claudie appelle. Elle s’épanche surtout sur ses collègues. Je lui fais valoir les vacances à venir. Les instants d’agacement passés, je me dis qu’elle a peut-être aussi besoin de parler — et me montre alors plus facilement à son écoute.
Soir
Aymeric a accusé réception de mon message de la veille. Je l’appellerai dans les deux jours qui viennent.
Je regarde le Cuirassé Potemkine dans une curieuse version allemande sonorisée qui me paraît parasiter les images — je suis un instant troublé : n’était-ce pas un film muet dans mon souvenir ? — et paraît très inauthentique (seule la colorisation du drapeau rouge obéit à une demande du réalisateur, en fait) — ce qui me gâche un peu les images saisissantes du film.
Le film est dénommé anachroniquement — et stupidement — « docufiction » dans la littérature numérique que je consulte à ce sujet.
Je me rappelais évidemment les scènes de la viande avariée et du landau à quelque quarante-cinq ans de distance. (J’avais vu le film lors d’une de ces séances de ciné-club à la Faculté de Lettres qui ont si malheureusement disparu de notre univers culturel… Le public sur les films muets s’ingéniait, rigolardement, à produire des bruitages… C’était aussi une époque de chahut et de commentaires dans les cinémas d’art et d’essai au moment des publicités… Le cinéma était alors autrement plus inventif, et les publics, joyeusement indisciplinés…)
Je note la force (homo)érotique de certaines images.
Et je découvre ce commentaire amusant :
https://www.youtube.com/watch?v=LT_aeFhByUs
Je songe aussi avoir écouté jadis très souvent la chanson de Jean Ferrat, durant des vacances confinées chez mes grands-parents…
— Quoi qu’il en soit, j’aurais préféré revoir le film dans sa version muette…
https://www.youtube.com/watch?v=048SEBstzBM