1107 - Carnets d'un confiné (34)
CARNETS d’un CONFINÉ
34
[Journal pas toujours extime]
(14 mars, […] 1er MAI 2020 … …)
16 avril 2020
Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Carine, à laquelle je n’avais pas pensé depuis bien longtemps…
J’ai lu, ce matin, dans le Journal de Julien Green ces lignes, qui ont eu pour vertu de me transporter à Rome au Palais Spada, que je n’ai vu que de l’extérieur : je ferai une greffe sur mon propre journal.
de Julien Green, Journal intégral 1919-1940, [Vendredi 3 mai 1935], “Bouquins”, Editions Robert Laffont, 2019, p. 921 :
Le palais Spada, avec sa façade toute gaufrée de sculptures est doute ce qu'il y a de plus aimable à voir dans le genre. Il a un désir immodéré de plaire et il y réussit, mais par des moyens déloyaux. Dans la cour, tout le premier étage est orné de statues belles de garçons fort désirables et de femmes qui, je le suppose, le sont aussi. À l'intérieur, des galeries pleines d'ignudi en stuc se serrent contre les murs pour laisser passer le visiteur. On avance entre des rangées de fesses et de queues ; cela a dû être la demeure d'un obsédé riche et spirituel. À présent elle abrite je ne quels bureaux et l'on n'y rencontre guère que des employés la plume derrière l'oreille, mais quelles pensées rôdent encore entre ces murs ! Dans la bibliothèque du rez-de-chaussée, un gardien nous fait asseoir sur des chaises et traverse la salle pour aller ouvrir une porte qui donne sur une cour. De l'autre côté de la cour, une longue à colonnes. « Quelle longueur lui donnez-vous, signori ? » Je dis 30 mètres et Robert 20. « Allons nous y promener. » Nous traversons la cour et poussons le grand cri d'étonnement qu'on attendait de nous. La galerie n'a pas 8 mètres. C'est un trompe-l’œil. Borromini est l'auteur de cette farce délicieuse. Oh, charmante où l'on savait faire rire avec des pierres!
Tout à côté, une extravagante chapelle baroque, San Girolamo. La table de communion est faite d'une longue écharpe de marbre dont chaque bout est tenu par un ange aux grandes ailes. L'un d’eux a des ailes mobiles qui tournent sur une charnière comme une porte sur ses gonds. Aux murs, somptueuses marqueteries de marbre. Des clous et des cordes de marbre retiennent des tableaux de la même matière, car, ici, le marbre imite tout, métal, étoffe, bois ; on finit par avoir l'impression que le marbre lui-même est une imitation du marbre ! Étrange mentalité que je n'arrive pas à bien saisir. Certes j'aime la surprise que procure un beau trompe-l’œil, mais il y a un peu de manie dans celui-ci, quelque chose d’un peu paranoïaque, comme dirait Dalí ! Tout ce quartier mis à sac en 1527 est plein de maisons admirables du Moyen [Âge] et de la Renaissance.
(Evidemment c’est à regretter de n’avoir vu ni l’intérieur du palais — y aurais-je vu le même défilé de queues et de culs ? — ni la chapelle baroque San Girolamo…)
De même, j’ajoute un dessin inspiré par l’Autofictif de Chevillard sur mon chapitre « Téléphonages » réédité le matin même.
Correspondance avec Benoît
LUI - 25 janvier [2010] ; 22:47
Juste quelques mots pour te dire que j’ai trouvé très beau ton dernier article : me touche une impression de justesse ; peut-être aurais-je supprimé les didascalies (« fin du premier acte »), trop démonstrativement ironiques pour ce que le texte a de pudiquement douloureux.
Amicalement,
B.
MOI - 26/01 ; 22:20
Bonsoir Benoît,
Merci de ton message, de ta lecture attentive — et critique.
Tenant compte de ce que tu m’as écrit, j’ai tenté de remplacer mes « didascalies » par des lignes de points ; mais l’effet visuel obtenu ne m’a pas séduit : j’ai donc, pour le moment, laissé les choses en place… En outre, je ne sais pas moi-même ce que signifie — en dehors d’une stricte tripartition temporelle signalée comme telle — cette déclinaison en trois temps. Et ne suis pas non plus certain d’avoir été ironique en la retraçant… Si oui, il est possible que l’objet même de l’ironie m’échappe encore… quelque peu…
C’était volontaire d’ailleurs : j’ai tâché, ainsi que dit, de désécrire le tout. Si j’ai suggéré quelque interprétation ou quelque ligne de force, c’était juste pour les protagonistes mentionnés n’aient l’air ni trop désincarnés, ni trop monstrueux (en soulignant, précisément, les défauts de leur cuirasse !). Pour le reste, je suis dans un entre-deux plus que flottant !
Peut-être pourrais-je remplacer « acte » par « mouvement » — qui, dans sa polysémie, peut avoir une acception musicale — ou tout bonnement par « moment » ?
J’ai lu tes derniers “posts” — et me suis dit qu’en matière de musique (en tout cas) ou de peinture (également) j’étais bien ignare !
Parle-moi de toi à l’occasion. Je te lirai bien d’une façon ou d’une autre dans tous les cas ! Et je reste toujours curieux de te connaître un peu mieux…
Meilleures pensées,
Romain
LUI - 29/01 ; 00:34
Cher Romain,
Ma remarque n’était pas à prendre avec tant de rigueur. Par « ironie », je voulais simplement dire qu’il y avait là comme une façon de distancier le réel en l’insérant dans un schéma classique qui pouvait être perçu comme « citationnel » — et éventuellement suggérer quelque réduction des caractères à un « type » ; donc une désincarnation justement l’inverse de ce que tu souhaitais. (Ce genre d’anecdote me semblant n’avoir de valeur qu’en tant que « morceau de réel » à l’état brut ; du « montage » (au sens cinématographique), oui, mais à condition de ne pas en désigner les coutures ; ou pour rester dans le cinéma : des « cuts », oui, mais sans intertitres — pourquoi pas, bêtement : « I, II, III ») Mais c’est tellement peu de choses que…
Mes « connaissances » en matière de musique et d’art : j’en tire plus de fierté que de mes connaissances littéraires (quoique les premières soient moins « solides » que les secondes) : parce que plus personnelles, moins déterminées par mon milieu (parents aveugles à la peinture abstraite, sourds à la musique contemporaine).
Parler de moi ? Si tu veux, mais il faudra me poser des questions : tout ce dont je suis capable spontanément à ce sujet, c’est le genre de choses que j’écris dans mon journal.
A propos de journal : magnifique article sur les baisers (même si le rôle des lèvres m’y semble sous-évalué par rapport à celui de la langue ; mais… goût personnel !) Bizarrement, j’ai eu à peu près en même temps que toi envie de me « lâcher » dans mon journal : http://blog.osolitude.gayattitude.com/20100129001120/fetichisme/
Amicalement,
B.
MOI - 29/01 ; 20 :00
Bonsoir Benoît,
Merci de ton message découvert avec plaisir en début d’après-midi.
Ta déclinaison de chiffres romains me paraît opérante (« c’était simple, mais il fallait y penser ») ; cependant, j’ai entre-temps opté pour une variation, déjà envisagée, des synonymes « moment » et « mouvement », car j’avais besoin d’exprimer de toute façon un troisième temps — dont la brièveté tient, en fait, à une carence de ma mémoire (je ne sais comment mon père m’a fait présent du disque, par quels termes ou gestes, mais sans doute d’une manière à la fois abrupte et peu appuyée, de même que ma réception a dû se faire muettement — et sans que je marque quoi ce soit de bien net… Ainsi « communiquons »-nous…)
J’ai trouvé ta remarque sur les lèvres sous-représentées dans mon récit de rêve spécialement pertinente — et je me suis donc interrogé (« avec... rigueur »). Cela tient peut-être tout simplement à la séquence onirique inscrite dans mon rêve même : il n’y a ni avant ni après à ce que je (d)écris : la séquence est entière. Je me réveille ensuite — même si je ne le mentionne pas dans le texte. Je ne crois pas non plus avoir jamais eu tant de joie érotique dans un baiser (je veux dire : en embrassant quelqu’un dans la réalité, même si ce que j’écris de souvenirs de palais d’amants mieux abouchés et de langues mieux conjuguées demeure vrai…) ; il se trouve que, voilà, c’était un baiser colombin, pas une autre expérience, autre caresse, autre pratique, autre zone érogène… (mais tu as peut-être raison, je suis peut-être moins sensible aux lèvres des partenaires ?).
Je ne sais pas (non plus) si je me suis « lâché ». C’est un rêve que j’ai eu. Comme toi, je ne me souviens pas toujours de mes rêves. C’est le troisième (= rêve érotique) que je fais — depuis très exactement mon séjour parisien — et dont j’ai nettement le souvenir : c’est inhabituel (et bienvenu). Les deux autres figurent dans les soubassements intimes de mon journal parisien. Le premier est génital, l’autre, une pure caresse (et non pas « caresse pure », mais « caresse pure » tout de même si l’on veut…). Quoi qu’il en soit, je n’ai pas voulu publier les deux autres, parce que référant intimement et directement à mes interlocuteurs du moment. Je le ferai peut-être, mais autrement, dans les “lieux souterrains” que je suis en train de ménager dans mon “blog”, lieux permettant de déposer des textes que je ne voudrais pas publier sur le « journal des inscrits »… (Tout ceci n’est jamais qu’un projet.)
Ton texte sur les torses me plaît beaucoup aussi. Je te suivrais sur certains points, les capitons peut-être en moins, les pilosités en plus. Je n’aime pas non plus vraiment les torses plats, et me retrouve à propos du bout des seins érectile (je n’aime pas le mot « téton », va-t-en savoir pourquoi), étant moi-même particulièrement sensible aux caresses et pincements de cet endroit de mon corps. Mais… voici que je parle de moi… sans que tu m’aies posé de questions !
Je me dis aussi parfois que nous sommes peut-être narcissiques — ou égoïstes — dans notre érotique foncière. Il m’est arrivé — heureusement — d’abdiquer de mes a priori et de m’en porter bien. Il n’en demeure pas moins que certaines structures… certains types physiques… certaines peaux… certaines blondeurs, hauteurs ou largeurs… je ne sais… ne m’ont jamais vraiment attiré !
Mon ancien compagnon réduisait tout cela plus ou moins à une production de phéromones… Je n’étais pas toujours convaincu : l’acte amoureux n’empêche pas une chimie complexe — et des agencements ou tournures à décider au cas par cas du rapport singulier (y compris avec le même partenaire durant un peu plus de seize ans) ! Et, pour ce qui est des généralités, il ne m’a dit qu’après la rupture ce qu’il aimait spécialement chez moi !
Cela… je le tairai bien sûr !
(Tu m’as — d’ailleurs — entraîné un peu plus lointainement ou loin que je ne voulais… Mais tu es un lecteur averti, n’est-ce pas ?)
Une question quand même (tu n’es pas obligé de répondre, de toute façon) : que fais-tu au Liban — et accessoirement en Syrie — en ce moment ?
Voilà. Je suis bien content de notre correspondance.
A bientôt,
Romain
MOI - 30/01 ; 12 :01
PS - Va-t'en savoir pourquoi j'ai orthographié "va-t-en savoir" hier ainsi ! Peut-être parce que j'ai obéi à une injonction du correcteur orthographique de “Word”.
En tout cas, j'y ai repensé cette nuit !
Quand l'orthographe assiège le surmoi...
16 avril 2020 [suite]
La rhinite s’accentue. Fumigation d’eucalyptus. S’écoule un ruban de morve.
Journal superposé
Le 22 avril 2010, jour de l’anniversaire de Simone, j’achète la carte postale que je lui ai envoyée pour lui adresser mes vœux pour l’année 2020.
(Tout cela ramène à Purcell... et à Benoît !)
Après-midi
Sieste d’une heure.
Claudie a appelé.
Je la rappelle durant ma promenade, espérant ainsi borner dans le temps notre conversation.
Elle se plaint de ses collègues. Se mitonne des petits plats (comme Valérie et Denis, et comme M.-C. — je n’en ai pas le goût, ni d’ailleurs vraiment le temps, ne manquant pas d’occupation).
Je déroge au kilomètre imposé, passe par une rue que je n’ai jamais empruntée.
Je cueille des fleurs de pissenlits [dont je ferai une omelette ensuite, qui me paraîtra fade, n’émoustillant pas mes papilles].
Echange de courriels avec Valérie. Les tulipes sont bien de la variété « becs de perroquet ».
Les voisins (malheureusement) sont revenus.
Téléphonage avec T. Me rappelle au passage qu’il n’aime pas téléphoner. Il me fait la chronique des restaurants devant lesquels il est passé. Deux nouvelles enseignes dans la rue qui leur est dédiée. Rien qui vaille pour plus tard. Il me fait aussi la chronique de ceux qui passent (il habite une place du centre historique de la ville) : T., le restaurateur, qui fait des courses à l’épicerie, celui qu’on surnomme « l’homme aux pigeons »…
Je m’amuse de ce que cela suppose de nostalgie en ces temps de cafés et restaurants fermés. J’ai moins le regret de cela que des moments partagés. Tout en me disant, parfois, que je me satisfais très bien d’être chez moi seul à vaquer à mon traintrain de « lecteur écrivant ». Je retrouve l’enfant du bas de l’escalier dont j’ai déjà jadis retracé les chimères. Et cet avant-goût d’une retraite anticipée a des accents stendhaliens de bonheur paradoxal…