1096 - Lettre-fleuve (lettre à J.-M.), 6

Publié le par 1rΩm1

 

[in  memoriam  J.-M.]

 

12 avril 1982 [suite]

Ce soir, en quittant François, je suis allé manger rue de T. (mes parents sont partis à Florence quelques jours et je n’ai toujours pas d’eau chaude [excuse : ce n’est pas à toi que j’en ai parlé, mais à Pascal], et j’ai fait deux vaisselles, là-bas et ici, ce qui m’a fait reconquérir un peu du principe de réalité nécessaire à nos existences selon un  certain Sigmund Freud — oui. Et j’avais décidé, toujours dans un même ordre d’idées, de travailler et d’un peu avancer à l’intérieur des dix-neuf vers que je dois commenter avant la fin de ces vacances. Je m’y suis donc attelé, pour enfin m’arrêter au douzième vers, exténué par ce tour de force. C’est à ce moment-là que le téléphone a sonné. Simone, que je devais rejoindre après une séance de cinéma, m’annonçait qu’elle n’était pas allée voir de film mais qu’elle m’attendait au “Commerce”, où elle se trouvait en compagnie d’Hervé et d’Alain. Et, incidemment, elle ajoutait : « Il y a là ton amour déçu, juste en face de moi ».

Je sortis donc. Je laissai René-Guy Cadou bâiller sur son douzième alexandrin, et je sortis.

1096 - Lettre-fleuve (lettre à J.-M.), 6

Je savais que ce soir se fixerait un moment de non-mouvance où je déciderais de la suite du jeu entrepris avec Philippe. — En fait, ce sont les circonstances qui en ont décidé pour moi, en me renvoyant une réalité en décalage avec toutes les réalités que j’avais construites…

 

Lorsque j’entrai au “Commerce”, je vis tout de suite Philippe, tellement ses yeux sont énormes et tellement je crois qu’on y peut accrocher le regard et tellement aussi j’étais descendu pour le voir. Puis je vis Simone, Hervé et Alain. Et seulement après, m’étant installé à leur table, je vis la partenaire de Philippe, la jeune fille qui lui faisait front, une jeune fille sage et de bon ton, l’air gentil et concentré sur le garçon qu’elle avait en face d’elle. Moi qui avais construit un Philippe esseulé (celui de la foire, samedi soir), un Philippe en marge (celui qui prenait son café, seul, sans sa bande de “mignons”, la première fois que je l’ai vu), je voyais à présent un Philippe dragueur — ou dragué ? —, hétérosexuel.

L’énigme reste indéchiffrée à cette heure : Philippe est ce petit mec qui sort, de temps à autre, avec une bande de “p’tits mecs” ? est-il ce jeune homme un peu seul, un peu triste, qui promène ses beaux yeux sur le monde en attendant l’âme sœur ou le corps frère ? est-il une erreur de mon jugement, en tant qu’[il serait un] hétérosexuel jamais dévoyé ? ou bien alors est-il ce « bi » qui me fait toujours penser à ces immenses engins aux deux roues disproportionnées que montaient nos arrière-grands parents ? Et cette jeune fille qui l’accompagnait est-elle simplement sa petite sœur, une amie, sa copine, ou l’égérie maternante dont il est connu — ou cru — que tous les homosexuels ont besoin ? — Autant de questions qui relancent le « code herméneutique » et proclament la fuite en avant des énigmes ! une chose est sûre, il n’est pas la construction d’esprit que j’aurais aimé qu’il soit : c’est-à-dire qu’il n’est pas ce jeune homme très très seul, très très triste, qui balade ses yeux bleus sur l’extérieur, en attendant de trouver le corps frère que j’aurais aimé être pour lui !

— Voilà comment la réalité a montré que le rêve n’était qu’un rêve, […] inaccessible.

 (à suivre)

 

 

 

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