1101 - Pages choisies : Frédéric Lordon (2)

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1101 - Pages choisies : Frédéric Lordon (2)

 

de Frédéric Lordon, les Affects de la politique, Seuil, 2016, pp. 71-78 :


Restaurer les images manquantes

C'est bien ici que font irruption tous les enjeux politiques d'une économie générale de la visibilité, enjeux liés à ses distorsions, à ses inégalités de monstration, à ses sélectivités cachées. Qui a la main sur le choix des images montrées au grand nombre ? Comme on sait, ce « qui », sans être unique, est le plus souvent d'une redoutable homogé­néité — on a reconnu le système médiatique, à plus forte raison quand il est sous la coupe de puissances financières. La spécialité du système médiatique, c'est la fausse vérité des images — c'est-à-dire les restitutions tronquées. Quoique les images du DRH d'Air France et de sa chemise en lambeaux soient « vraies » en elles-mêmes, la séquence est fausse de tout ce qui en a été occulté. La troncature de l'enchaî­nement causal est bien sûr le procédé numéro un de cette distorsion, qui donne à voir un mal sans cause, un mal pur, donc incompréhensible, propre à n'attirer rien d'autre que la condamnation. La restitution incomplète est alors bien faite pour maximiser les affects de la sympathie générique et diriger les prises de parti spontanées dans ce seul sens, et ceci par construction : puisqu'elle ne montre aucune des déterminations particulières qui ont antérieurement opéré, et laisse la scène à l'état d'effet sans cause. Or la force d'un discours de reconstitution ne l'emportera jamais sur celle des images — sinon auprès de ceux qui sont déjà pré-affectés à ses idées. À l'inégalité monstrative des images tronquées, il n'y a pas d'autre antidote dans l'immédiat que la recréation des images manquantes. Le surgissement en plein épisode « Air France » d'une autre vidéo montrant l'interpellation des dirigeants par une salariée, et le mépris affiché de ces derniers, a suffi pour modifier la donne passionnelle : à cet instant, on a su à qui « on avait affaire », à quel type d'indi­vidus, d'un coup dégénéricisés, et rendus à leurs qualités particulières — détestables. C'est alors tout un arrière-plan de déterminations occultées qui se laisse soudainement pressentir, et sort enfin l'épisode de son état de suspension a-causale.
Dans l'économie générale de la visibilité sous contrôle capitaliste, toutes les manifestations de rébellion salariale sont systématiquement exposées à ce risque de la troncature et de la monstration incomplète. Tout spécialement les grèves, qui viennent « gêner » des usagers auxquels rien d'autre n'est fourni qui pourrait les déterminer à contre­battre cet affect exclusif de la « gêne ». C'est qu'il y faudrait un travail de reconstitution iconique dont les médias n'ont ni le temps ni l'inclination. Tout pourtant devrait y pousser, à commencer par cette prémisse livrée par une intuition, sans doute rustique mais bien fondée, que les gens, les salariés, ont souvent une préférence pour la tranquillité, et ne se mettent en mouvement que s'ils y ont été conduits : s'ils ont été répétitivement attristés et qu'avec ses affects ils ont formé des idées relatives aux causes de ces tristesses, contre lesquelles le mécanisme réactionnel du conatus produit ses effets (« plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d'agir par laquelle l'homme s'efforcera en retour d'éloigner la tristesse1 ») — le langage courant dit alors qu'ils ont éprouvé « de bonnes raisons » (de protester, de se mettre en grève). Mais rien ne nous est montré de ces affections antécédentes. Nul ne sait ce qu'est vraiment la vie concrète d'un cheminot : ses heures de lever, ses astreintes de week-end, de jours fériés, ses nuits loin de chez lui, sa vie de famille menacée, les harcèlements de la hiérarchie, nul ne sait tout ce qui s'est accumulé, parfois pendant de très longues années, qui va rendre intolérable le durcissement marginal de la contrainte, la flexibilisation de trop, et déclencher le passage à l'acte gréviste. II faut avoir soi-même vécu un mouvement de l'intérieur pour mesurer l'abyssale ignorance dont il est l'objet à l'extérieur, et depuis laquelle pourtant on le juge.
Reste donc pour des spectateurs dépourvus de l'imagi­nation adéquate la seule image de la grève, ses affects de « gêne » — quand probablement ils ne résisteraient pas à une semaine d'expérimentation concrète de ces conditions de travail, dont même la première image leur manque.
Faute de ces images, tous les mouvements sociaux sont peu ou prou voués à se heurter à cette ignorance de leurs conditions réelles, c'est-à-dire des causes qui les déter­minent, et au sentiment d'étrangeté qui en résulte imman­quablement. Cette étrangeté n'est autre que celle du monde social même, ou plutôt de ses différents groupes l'un à l'autre, sous-mondes distincts qui vivent dans l'ignorance de leurs conditions mutuelles, et parfois dans le dégoût de leurs manières mutuelles. Aussi la toute première étape du comprendre spinoziste, celui-là même que Bourdieu invoque en  conclusion  de  La  Misère  du  monde2,  passe-t-elle  nécessairement  par  le  simple voir — pour se rendre affec­table aux choses vues, et ça n'est pas par hasard que son propos se trouve placé sous cet exergue de Flaubert : « Tout est intéressant pourvu qu'on le regarde assez longtemps. » Il est impossible alors de surestimer la portée politique du reportage, de la photographie ou du documentaire, tous ces arts de la monstration qui sont, par là même, autant de machines affectantes. On ne comprend la grève, on ne comprend la rébellion que lorsqu'on a vu — en images donc — les opérations de la causalité qui a déterminé à la grève et à la rébellion, c'est-à-dire les longs cumuls d'affections tristes, tels qu'ils sont parvenus un jour au point de rupture. Et ces images vues peuvent alors rester comme traces corpo­relles, d'autant plus qu'elles l'ont été plus souvent, et par là soutenir une imagination durable et vivace, qui aura besoin de moins pour se figurer les choses et en être de nouveau affectée. Les images, indispensables au départ, deviennent moins nécessaires, elles sont maintenant liées, selon une certaine habitude (Éth., II, 18, scolie), à des idées, ou disons plutôt à leurs signes caractéristiques — textes écrits, discours prononcés (qui sont d'abord, il faut le rappeler contre de fausses évidences, des affections du corps) —, si bien que ces derniers suffisent à activer la concaténation des images, et à en réactiver aussitôt tout le pouvoir d'affecter. Par la monstration, par l'ajout des images manquantes, le corps a pris de nouveaux plis, acquis de nouvelles dispositions, et les idées impuissantes sont désormais chargées d'affects : elles sont devenues puissantes.

 

Forcer à voir

Dira-t-on que le discours n'est pas entièrement démuni, ni entièrement impuissant ? C'est exact, il a son arme affec­tante à lui : le style. Mais le style n'est pas autre chose qu'un pouvoir de convoquer des images — de même que le Romain du scolie d'Éth., II, 18 a fini par lier le son articulé du mot pomum à l'image du fruit. Ainsi l'écriture tombe-t-elle de plein droit dans le registre de l'ars imaginandi, cet art d'affecter qu'est l'art de faire imaginer. Les mots sont liés à des images de choses, parfois bien plus qu'à des images simples : à des agencement d'images, liées entre elles, et ce sont des mondes entiers qu'ils mettent sous nos yeux. On lit Germinal, ou certains passages de Marx, et on voit la condition ouvrière — puissance du grand styliste. Il touche — il affecte : par la puissance de ses inductions à concaténer. Aristote n'écrit-il pas sa Rhétorique dans cette intention même, preuve, par le fait, qu'il y a bien un pouvoir d'affecter (une puissance) du langage, dont l'effet propre s'appelle « persuasion » : « il y a persuasion des auditeurs quand ces derniers sont amenés, par le discours, à éprouver une passion3 ». Pouvoir de résonance des mots — au sens quasi physique du terme : pouvoir de faire vibrer.
C’est à cet exercice que s'engage Orwell dans Le Quai de Wigan, avec l'intention politique critique tout à fait explicite de combler ce déficit d'affections qui laisse le consom­mateur dans une tranquillité mensongère à propos des biens dont il se contente de jouir. Orwell veut le déranger en lui montrant les choses qu'il n'a jamais l'occasion de voir : les conditions dans lesquelles sont produites ces marchan­dises. Le lecteur qui sort de ce livre ne pourra plus dire qu'il ne savait pas. Tout lui a été mis sous les yeux par la puissance de la narration sociologique : non seulement les conditions de travail — épouvantables — des mineurs, mais celles de leur vie même, misérable, quand ils ne sont pas au fond. Le consommateur jouit du chauffage et de l'électricité sans avoir le moindre désir d'aller au-delà de cette jouissance — c'est que la félicité n'est guère questionneuse. Orwell l'y force, en lui montrant les contreparties moches de toutes ses jouissances. Le consommateur ne peut plus ignorer ce qu'il doit à qui et dans quelles conditions. Et c'est une invitation implicite à la conséquence dont nul ne sort indemne — même les plus « conscientisés ».
Il y a de nombreuses manières de réagir à cette agression. La première est l'oubli rapide. Qui peut compter sur les tendances corporelles et mentales du conatus à chercher sa joie et éloigner ses tristesses : « l'esprit, autant qu'il le peut, s'efforce d'imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d'agir du corps » (Éth., III, 12) ; « quand l'esprit imagine ce qui diminue ou contrarie la puissance d'agir du corps, il s'efforce, autant qu'il peut, de se souvenir de choses qui en excluent l'existence » (Éth., III, 13). Qu'on n'aille pas voir là quoi que ce soit qui serait de l'ordre d'un contrôle conscient et volontariste de l'esprit sur ses propres pensées. Rien de tel n'est à sa portée : il n'est pas au pouvoir de l'esprit de penser ou de ne pas penser. De la pensée ou de la non-pensée se produit en lui (par lui), et c'est tout. « Je nie que je puisse arrêter en moi-même avec une puissance absolue cette pensée : je veux écrire et je ne veux pas écrire », explique Spinoza à Schuller4. Si l'esprit pense, c'est parce qu'il y a été déterminé, par exemple corrélativement à une affection du corps qui le conduit simultanément à lier ses idées. Mais il n'est lui-même détenteur d'aucune puissance supérieure qui viendrait gouverner « à volonté » la production de ses pensées. Les échecs de remémoration font typiquement partie de ces expériences qui mettent en panne cette représentation courante de la pensée comme activité souverainement contrôlée d'un esprit sur ses propres productions. On voudrait parvenir à penser — ce nom, cette chose, ce mot. Mais on n'y arrive pas. C'est que la liaison déterminée des idées a conduit dans une autre direction. Et de même, l'on sait parfaitement qu'il n'est pas au pouvoir de l'esprit d'oublier. L’oubli se fait, ou il ne se fait pas, et ceci sous l'effet des nouveaux affects qui parviennent, ou non, à contrebattre l'affect lié à la chose à oublier (Éth., IV, 7 ; Éth., II, 17) — mais en aucun cas sur un mode décisoire. Quand il parvient à se souvenir, ou quand il parvient à oublier, l'esprit accomplit la démonstration en actes (la seule possible) de sa puissance. À ce qu'il fait, on sait exactement ce qu'il peut.
En tout cas, nous dit Éth., III, 13, son effort spontané pour écarter l'idée des choses qui l'attristent (qui diminuent la puissance d'agir du corps) s'exerce, il est même parfois couronné de succès. Et ceci quoique, à l'image des exemples précédents, la réduction de la dissonance cognitive par occultation mentale des données problématiques échappe entièrement à quelque conscience souveraine en position de surplomb — si elle existait, elle serait inextricablement prise dans les apories classiques de l'oubli volontaire : en me concentrant sur l'impératif de l'oubli, je ne fais que penser à la chose à oublier... Si donc ils sont suffisamment puissants, les affects d'aversion pour les contrariétés politiques entamant les joies marchandes détermineront à ne plus les voir. Et, en effet, le sujet ne verra plus ce qu'il n'a pas envie de voir.

 

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1 Éth., III, 37, dem.
2 Pierre Bourdieu, « Comprendre », in id. (dir.), La Misère du monde, op. cit., p. 903-939.
3 Aristote, Rhétorique, Paris, Flammarion, 2007, livre I, chap. 2, 1356a 10.
4 Spinoza, Traité politique, Lettres, trad. Fr. Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1966, lettre 58.

 

 

 

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