1114 - Carnets d'un confiné (38)
CARNETS d’un CONFINÉ
38
[Journal pas toujours extime]
(14 mars, […] 1er MAI 2020 … …)
20 avril
Matin
Elvire envoie un message dans lequel point une sourde rancune. Je trouve celui-ci injuste en l’occurrence : je l’ai soutenue, et E*** n’était pas si négative, insinuante, qu’Elvire le dit. A moins que je ne pénètre qu'en surface les sous-entendus et les dissensions qui ont pu se faire entre les différents protagonistes ?
J’ai ensuite une assez longue conversation avec mon père, toujours préoccupé par des soucis matériels qu’il entend régler.
FG passera ce soir pour établir un devis pour une climatisation. Je redoute de passer l’été ici, confiné ou pas, par des températures caniculaires.
J’achève mon journal breton.
Correspondance avec Benoît
LUI - 10/02/10 ; 20:37
Cher Romain,
Je préfère te laisser l’entière responsabilité de tes compliments et de cette légère autodépréciation : « quelque peu truqueur » ? Et après ?... Moi aussi, mais dans le sens inverse : pour aller plus vite au but (par exemple, dans un de mes derniers articles : ignorance pas si totale que je le dis de l’écriture musicale contemporaine ; mais la feindre me permet d’aller plus vite dans l’expression de mon « idée » : que la musique contemporaine est pour moi musique de jouissance et à peine de plaisir.) D’où cette « vitesse » dans la diagonale…
Rien de dépréciateur dans mon « l’orthographe est un surmoi », au contraire : rien contre le surmoi (trop de soumission au Ça entraîne plus de bêtise que trop de soumission au surmoi, je pense).
Oui, « la langue est fasciste », c’est du plus mauvais Barthes... Soucieux de donner des gages à une partie de son « public », oui sans doute (contre son tempérament de fond : R. B. défini à raison je crois, comme « antimoderne » par Antoine Compagnon) ; ou bien alors un laisser-aller simplificateur relevant de son utopie (pulsionnelle ?) du « neutre » ?
Même chez Leiris, en dernière analyse, on retrouve l’idée d’un « ordre » langagier (ordre inconscient mais ordre quand même ; et Lacan, son « inconscient structuré comme un langage », et l’obsession saussurienne des anagrammes…)
Oui, c’est toi [R]***, il faudrait que je retrouve où tu as parlé de rigueur. Amusant que tu parles d’index : je suis justement en train d’en confectionner un (thématique / alphabétique : le sens ET l’arbitraire nécessaires à tout index) pour le faire figurer en « bloc permanent » dans mon blog (quand celui-ci aura dépassé les deux pages). Enfin, non, pas « amusant » : pas de coïncidence ; au contraire, tout cela se tient.
Tricks avant trente ans, oui, moi aussi : sexualité correspondant le plus à mon goût de l’exhaustivité comme des « raccourcis et transversales » à un âge où les besoins sexuels sont forts ; depuis, évolution « logique » vers les « relations privilégiées » multiples (version « assagie » sexuellement du trick ?) Et puis très marqué par les idées développées par R. B. dans sa préface à Tricks (plus que par le texte de Renaud Camus lui-même, en fait).
Effet d’ailleurs positifs des « tricks » sur mes « perpétuelles inquiétudes » à moi (sur mon physique, surtout). Dans les lieux de drague, si je n’étais pas celui sur qui les autres « flashaient » d’entrée, j’arrivais tout de même à susciter vite de l’intérêt (et souvent à « lever » les garçons qui me plaisaient le plus) : donc pas un physique bouleversant, mais dans la moyenne supérieure.
Ce que je faisais avant : enseignement dans un (assez bon même si pas « grand ») lycée parisien, puis chargé de TD en fac. Ensuite… déjà, j’en ai encore pour deux ans et demie ici ; après possibilité d’un renouvellement de ma mission (encore trois ans ici) ou d’une « délocalisation » (la même mission, mais peut-être en Turquie ou au Maghreb).
Et toi-même, que fais-tu « dans la vie » (bizarrerie de cette expression : élision de « dans la vie civile » au temps de la conscription, peut-être) ?
Jeunot ? Bizarre, pour juste douze ans de différence… D’autant que je me sens intellectuellement plus « en phase » avec toi (et d’autres correspondants plus âgés) qu’avec d’autres, petits khâgneux ou jeunes enseignants ; passe encore pour les premiers (vraiment très jeunes) mais les seconds (cinq, six ans de différence) : pourtant je me sens très décalé.
Voilà tout ce que ce rhume me permet de penser de cohérent face à ton dernier message… Sans doute devrais-je y revenir quand je serai en meilleur état.
A très bientôt.
Amicalement,
B.
MOI - 13/02/10 ; 16 :14
Jeudi soir
Benoît,
Ton message m’a fait plaisir. Voire : ton message m’a fait du bien. Il se trouve que, coïncidence, j’avais achevé une session de courriers multiples : plus de réponse à donner à quiconque, plus de retard dans les messages, plus qu’à attendre des retours. Depuis que les correspondances se sont multipliées, cela tenait d’un hasard extraordinaire — et presque inespéré. D’autant que mes jours, en ce moment, sont passablement remplis, que j’ai plutôt été débordé tous ces temps derniers…
Eh bien, ironie suprême, las, plus personne pour m’écrire. D’autres petits faits m’ont mis, par ailleurs, au bord du découragement.
Ainsi, après publication de mon rêve érotique, j’ai constaté qu’un « checklisté » et un « blogolisté » — apparus en même temps, un même jour, ce qui m’avait laissé conclure à une seule et même individualité — avaient plié bagage et amoindri mes listes d’une unité. Je ne suis évidemment pas d’une susceptibilité comptable — et cela m’a plutôt amusé.
Ainsi, après la publication de mon dernier “post” (c’est la première fois que cela arrive), je me suis attiré un commentaire passablement méprisant, m’a-t-il semblé, d’un Gaïen prompt à la correction… mais… sans correction, lui ! Du coup, je me trouve un peu échaudé… J’espère que l’effet ne durera pas, car j’avais plaisir à écrire tous ces derniers temps…
Ainsi, communiquant avec un jeune khâgneux de vingt ans — coïncidence ?, j’ai cru discerner parfois des « chaînes » entre nous (je veux dire : toi et moi) et quelques autres —, et voulant ressaisir l’« historique des conversations privées » avec ledit jeune homme, j’ai vu qu’il avait effacé nos messages (j’ignorais cela possible), ce qui m’a d’autant plus ébranlé que rien ne portait à confusion entre nous, que tout ce qu’on avait pu échanger m’avait paru bénin… Mais nous étions peut-être, comme tu l’écris, tout simplement « très décalés ».
Aussi ton message, so clever (les compliments sont plus faciles en anglais, même si j’en assume — bien sûr — la responsabilité !), a-t-il pansé quelques inquiétudes… Au bord du découragement (donc), je ne dévalerai pas la pente. Tant pis si les communications se tarissent d’elles-mêmes…
Lu ton post sur la musique du XXe siècle. Me retrouve dans ce que tu écris de Bruckner.
Il faut que je lise Compagnon sur les antimodernes… (j’y songe depuis longtemps !)
Oh oui, chez Leiris, il y a un ordre langagier ! — et plus que cela… Il y a le langage, son ordre, son tangage, son orbe… je ne sais… — et Lacan, Saussure… d’autres s’y subsument volontiers…
Au fait, merci de me lire précisément, au point de reprendre des mots ou formules qui me sont venus pour t’écrire…
Je fais mienne, avant de finir pour ce soir, ta formule concernant les « relations privilégiées multiples » : j’aimerais assez cela, désormais ; c’est pourquoi sans doute j’ai pu me leurrer sur mes correspondances multiples (parfois sans équivoque aucune, cependant !) ces temps derniers…
Il faudra que je relise la préface de Barthes à Renaud Camus… (Manière la plus oblique de se replonger dans RB ? J’avais songé, auparavant, relire les Fragments d’un discours amoureux…)
(Sur le texte proprement dit de RC, peut-être revenir plus tard sur ce que m’a dit hier soir JP…)
Vendredi
Je complète ce jour.
Ce que je fais « dans la vie » ? Tu l’auras, à mon avis, deviné : je suis enseignant, professeur de Lettres. Il y aurait à dire sur cette profession pour laquelle je n’ai eu de “vocation” initiale que mon goût de la littérature — et que je n’ai d’abord exercée qu’à reculons. Toutefois, j’ai appris au fil du temps à lui donner du sens. J’ai appris aussi et — même s’il arrive souvent que j’aie à m’en plaindre — j’aime mon métier, à présent ; mais cela a pris du temps — et il a fallu des conditions d’exercice qui soient celles qui me conviennent (ou me conviennent à peu près) […].
J’ai un peu enseigné à la fac […][,] jusqu’à ce que, implanté dans le lycée où j’exerce actuellement, j’envoie tout valser. Le milieu universitaire m’a de toute façon paru infréquentable (c’est un euphémisme !), et, si j’ai aimé la recherche pour elle-même, je ne suis pas sûr d’avoir jamais eu la fibre du chercheur assujetti à des résultats comptables — ce qui est de plus en plus le lot des universitaires, à ce que je sache du moins — et ne me sentais pas vraiment non plus finalement la fibre du chercheur tout court : je rendais compte de lectures le plus honnêtement du monde, mais je ne trouvais rien ; j’étais donc un « chercheur » médiocre comme il en est tant, ce qui ne m’aurait pas empêché d’enseigner correctement les textes ou les systèmes critiques des autres. Je n’ai plus vraiment de regret que cela ne se soit pas fait, d’autant que je me suis mis volontairement “hors course”. […]
Ce que tu dis de ton physique m’a rendu curieux, d’une curiosité que je crois néanmoins “légitime” : car, si j’ai eu d’emblée besoin d’accrocher un prénom à tes phrases, j’en dirais autant, dans un second temps, d’un visage ou d’un regard, puis, je l’espère, un jour, d’une présence physique, d’un souffle, d’une voix… Si tu le veux bien, communique-moi le mot de passe qui permet d’accéder à ta ou tes photos. Pour ce qui est du mien : 1rom1videre. (Ce n’est qu’après, quelques temps après, que je me suis rendu compte de la « trame inconsciente » qui avait présidé à ce code d’accès, commandé en quelque sorte par mon pseudonyme, ce Romain romain qui a pu tant informer mon existence, je ne sais pas bien pourquoi !)
« Jeunot » s’appliquait — par ironie — à moi, et non à toi : je suppose que tu as compris. Mais, tu as raison, il est quelquefois étonnamment difficile ou décevant de communiquer sans faux semblant ou faux accord avec des gens plus jeunes que soi… Je n’y réussis qu’exceptionnellement, semble-t-il…
Il n’est pas très tard, mais je me sens défaillir, ce soir. Je crois que, tant pis, je complèterai demain… (et tant pis aussi si cela allonge le message).
Samedi
Le lendemain, tout paraît toujours moins grave… Il y a eu, ces dernières semaines, tu l’auras compris, une conjugaison de découragements divers. Dans ces cas-là, on a tendance à ne plus voir ce qui a paru plutôt positif tout concurremment !
Ainsi :
Je garde avec N*** et [Aymeric] une correspondance régulière.
J’ai revu Jean-Philippe, que, tout comme [P***] (le “François” du journal extime et parisien), je n’avais pas vu depuis presque vingt ans, et, si la retrouvaille n’a pas eu la même intensité que de retrouver P*** à Paris, je crois que nous en étions contents l’un et l’autre malgré tout…
Et puis… nous correspondons, toi et moi, jusqu’à preuve du contraire, assez bien… Dommage (peut-être) que tu sois si loin et que nous ne pourrons peut-être concrétiser (= dé-virtualiser) et prolonger nos échanges par de “vraies” conversations avant longtemps !
Voilà. Désolé pour les états d’âme ici et là. Et pour la longueur ! Je laisse d’ailleurs quelques points en suspens pour ne pas être plus disert encore.
J’espère que ton rhume n’est plus désormais qu’un mauvais souvenir…
Serai content de te lire (“posts” ou réponse à ce message). As usual. (Ton “post” du 12, dont je viens de prendre connaissance, avant que j’appose bientôt ces lignes sur ta messagerie m’est d’une transparence “optimale” — et j’y souscris tout à fait pour ce que ma vue en perçoit !)
Bien à toi,
Romain
[20 avril 2020, suite]
Après-midi
Je ne fais pas de sieste : je fais des courses ! Pour le toute première fois, je porte un masque (l’un de ceux en papier jadis légués par M.-T.).
J’aperçois M. sur le pas de sa porte, en discussion avec un inconnu. Je m’arrête. Nous devisons. La conversation tourne un peu à l’aigre quand nous parlons de la manière dont le gouvernement gère la crise sanitaire. Comment M. peut-elle ainsi inféodée à l’actuel locataire de l’Elysée (A. avait raison) ?
S’est produit le même incident que l’avant-veille, mais dû, cette fois, au rideau qu’agite le vent : un pot d’orchidées tombe, qui se brise dans l’escalier.
FG passe pour établir des mesures et faire par la suite un devis. Il reste près d’une heure. Je goûte sa présence physique (je l’ai toujours trouvé agréable à regarder) et sa conversation — purement circonstancielle et pragmatique, technique et en elle-même d’un intérêt limité. Mais… et je le lui dis : je n’ai pas passé autant de temps et discuté avec une personne en chair et en os depuis le début du confinement qu’avec lui !
Ce sont encore et encore d’interminables et dispendieux palabres au sujet du courrier élaboré en assemblée générale. Je me fâche, expédie le dîner et envoie bientôt un courriel rageur. Si j’ai en général horreur des situations conflictuelles, impossible me semble de ne pas donner mon avis, pour personnel qu’il soit — ce faisant, je ne puis d'ailleurs m’empêcher de songer que le collectif me réussit pas toujours, tout cela gâchant le plaisir pris à élaborer vendredi un texte commun, et, la veille encore, à en amender et polir une phrase. Mais, précisément, j’en espérais achevée la rédaction !
Dans un heureux contrepoint, j’échange des messages « en privé » avec Elvire, qui me donne mon assentiment.
(Dans mon énervement, j’achève la bouteille du dîner — ce qui sans doute entretient l’énervement encore…)