1119 - Carnets d'un confiné (41)
CARNETS d’un CONFINÉ
41
[Journal pas toujours extime]
(14 mars, […] 1er MAI 2020 … …)
23 avril
Matin
Je ne ressens plus d’irritation à la gorge.
Je travaille.
Correspondance avec Benoît
LUI - 15/02 ; 22:42
Cher Romain,
Difficultés techniques récurrentes avec le chargement d’images sur mon serveur e-mail ; en revanche, j’ai réussi en « bidouillant » à remplacer sur ce site deux images téléchargées auparavant par mes photos.
Voici donc :
http://www.gayattitude.com/photo/o/s/osolitude/ […].jpg
http://www.gayattitude.com/photo/o/s/osolitude/ […].jpg
Amicalement,
B.
MOI - 15/02 ; 23:17
Benoît,
Merci pour tes deux messages (découverts après une longue conversation téléphonique avec [A.,] une copine d'Arles) — et (donc) pour les deux photos !
Je poursuis plus tard (mais sache en tout cas que je ne voulais absolument pas te perdre dans une "forêt de signes" : les jeux littéraux produits étaient plus ludiques que proprement herméneutiques !)
Bonne fin de soirée,
Romain
17/02 ; 00:13
Jeudi, début de soirée
Benoît, cher herméneute,
De message en message, je crois que nous serons (en tout cas : je serai) toujours un peu déportés, toujours un peu débordés (“par” plutôt que “du fait de” ce que nous nous écrivons). Et c’est sans doute bien ainsi. Mais, avant de reprendre et prolonger, je vais d’abord me faire une liste (ouvrant ainsi, je le sais, une possibilité de « vertige ») de ce que je voudrais aborder avec toi. Ce sera mon guide-âne.
Je rebondis d’abord sur l’herméneutique. Ma « forêt de symboles » était tout de même partiellement tissue de fils blancs, plus ludique (donc) que cryptée, plus productrice de texte qu’appelant au commentaire, et je ne désirais en rien t’égarer (bis repetita).
Merci en tout cas de m’avoir presque de but en blanc fourni « Rö(h)mer », pour lequel j’étais naturellement demeuré aveugle. Le plus lumineux nous concernant nous échappe toujours ! Et tu m’as encore soufflé par tes transversales.
(Cependant, si j’ai bien compris « Stein », je n’ai pas bien vu comment ni pourquoi tu proposais « Steiner »…)
Aujourd’hui, si c’était à refaire, je crois que je prendrais pour pseudonyme : « 1nuM1 » (pour la phrase de Térence : « je suis homme, etc. » et plus encore pour celle de Montaigne : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » — bref, pour ce pari récurrent fait par l’autoportraitiste, pris entre transparence et opacité…)
Je continue de croire que mon adresse électronique @live.fr est maudite : tu n’as d’ailleurs pas pu en user pour envoyer tes deux photographies !
Ma première idée était de ne faire aucun commentaire à leur propos. Je m’aperçois en tout état de cause que chaque fois qu’un de mes correspondants m’adresse des photos de lui, je suis à chaque fois stupéfait de la différence entre mes projections imaginaires (échafaudées autant que possible pourtant à partir des détails physiques livrés par le “portrait” des uns et des autres sur le site) et la réalité physique (donc) de ce corps étranger encore, de cet autre sans rapport avec ce que j’avais pu imaginer à partir de ses mots.
Tu l’auras compris : je ne t’imaginais donc pas du tout tel que tu es !
A ce propos, et pour revenir sur un de tes messages antérieurs, la phrase de Barthes « Mon corps n’est pas le même que le vôtre » — sans doute pas à son corps défendant ? — exprime surtout l’homosexuel qui toujours fantasme plus ou moins un corps frère à sa semblance, qu’en penses-tu ? (Un hétérosexuel aurait-il jamais l’idée d’une telle phrase, en effet ?)
Les premiers instants de surprise passés, il a fallu apprivoiser ton image. C’est un peu la même opération que celle que nous faisons à chaque passage au miroir, il faudra que j’y revienne. En tout cas, ton image s’est très vite imposée (et cela a été… une seconde surprise) comme une évidence — et j’y ai finalement aisément inscrit deux ou trois des traits que j’avais retenus te concernant. Ainsi, je trouve qu’il y a en toi quelque chose de chtonien* : je ne m’étonne pas que tu aimes les nourritures épaisses, roboratives (je cite de mémoire, je ne me sens pas d’aller vérifier sur l’heure…), ni que tu aimes la randonnée. La photo où tu souris et où tu sembles te pro-poser, t’avancer vers l’objectif de l’appareil me plaît surtout : j’y discerne à la fois un mouvement d’inclinaison et d’avancée vers l’autre, tandis que la seconde paraît de l’ordre du comment (dé?)-com/poser avec l’objectif — et ressemble davantage aux mines renfrognées ou interrogatives du comportement d’évitement qui était celui des photos découvertes de P***, acharné à s’enlaidir, ou à celles que je lui avais adressées pour qu’on se reconnaisse quand je viendrais à Paris — et faites par l’ordinateur à partir d’un même patron. Tout cela — je parle de tes photographies — m’est sympathique (euphémisme approximatif), de même que le noir et le blanc ou la relative rusticité de tes vêtements…
Mais je poursuivrai plus tard. Pour l’heure, il faut que je retourne à mes fourneaux. J’ai invité des amis à venir dîner, douce occupation que ne permettent guère les week-ends et qu’autorisent pleinement les vacances : consommé d’endives au gingembre, poulet tandoori, choux de Bruxelles (eux se sont chargés d’apporter le dessert) — rien de bien long à mettre en œuvre, les prolégomènes à cette cuisine future ayant été menés déjà en début d’après-midi, mais il faut bien mettre les choses en route — et dresser le couvert !
*Ceci tout de même (et qui complète le paragraphe précédent) : je suis bien certain que tu ne te retrouveras pas dans ce que j’écris de ton image. Me voici d’ailleurs en train de vérifier le sens de l’adjectif « chtonien ». Or, je m’aperçois que je l’employais dans son sens strictement étymologique, l’entendais comme un synonyme de « terrestre », et non dans son acception habituelle de “qui a trait aux divinités infernales” (naturellement, je ne l’entendais pas dans ce sens du tout). Ouvrant mon dictionnaire (donc), je tombe avec ravissement sur cette citation « donner à la voix une origine chtonienne, […] la faire venir de l'au-delà souterrain » (Barthes), qui recoupe par avance dans la liste l’expression « grain de la voix ». (Quoi de plus déroutant qu’une voix qu’on entend longtemps après qu’on connaît le physique d’une personne (ou l’inverse) ? Quoi de plus intime, néanmoins, et parfois discordant qu’une voix, sa tessiture et son « grain » ? De quel « souterrain » venait celle de Romain, pourtant si frêle, si petit, mais elle, si basse, si sourde, si « chtonienne » [sens courant] ?)
Mercredi, nuit
Je te vois connecté. Aussi envoyé-je ces lignes. Si je poursuivais, je ne ferais que déborder les lignes qui précèdent. Je poursuis donc plus tard !
Meilleures pensées,
Romain
[message de B., dont le moment précis s’est perdu :]
Cher Romain,
Finalement, je réponds à ton dernier message, ne serait-ce que pour « me changer les idées » entre deux séances de « marnage » (pas dans le sens agricole ou nautique, mais « marner : v. intr. pop. et vieilli : travailler dur ») ; message qui se prête d’ailleurs davantage à une réponse au fil de la plume.
J’avais bien compris la dimension plus ludique qu’herméneutique de ces jeux. Simplement elle nécessite (de ma part) une certaine concentration : je n’y entre pas d’emblée. (Comme avec Leiris, besoin de le lire l’esprit dispos, risque sinon de décrocher.) Mes propres suggestions ou pistes relevaient du même ludisme. « Steiner » : glissement de Lol (impression bizarre à lire tous ces « lol », ici : toujours ramené d’abord en pensée à Duras) vers Aurélia, vers l’herméneutique (toujours un peu hébraïsante) de George… chaînes heuristiques et dérives, là encore.
Adresse maudite ? Non, juste les connexions très irrégulières de ce rivage-ci de la Méditerranée qui m’ont empêché par trois fois de télécharger des « pièces jointes ».
« Chtonien », oui, de toute évidence (de ce point de vue, je me retrouve dans ce que tu écris de mes photos) : les nourritures roboratives et la randonnée ; aussi le côté « terrien » revendiqué (http://blog.osolitude.gayattitude.com/20100203123449/terrien/), le goût des peaux denses et des corps un peu lourds, le particularités de mon tabagisme (Gitanes brunes, pipes, cigares « torpedo ») – à la limite, impression d’une grande adéquation de ce que j’écris avec mon physique. (Ou avec la rusticité des vêtements.) D’où presque de l’étonnement à ce que tu aies pu m’imaginer si différent (comment, au juste ? tu n’es pas obligé de me répondre.)
(Bizarrement, moi aussi, je ne connaissais « chtonien » que dans l’acception étymologique (les « divinités chtoniennes », celles pour lesquelles le sang du sacrifice coule vers le sol au lieu de gicler dans les airs) ; pas du tout dans cette dimension « infernale », encore qu’assez logique dans le sens païen du mot Enfer(s) : Hadès, dieu chtonien par excellence.)
Amusants décalage entre les impressions données par ces photos et leur histoire. Mouvement d’avancée et d’inclinaison, parce que je m’appuyais à ce moment-là à deux mains sur le dossier d’une chaise où était assis un bébé (mon filleul) pour pouvoir le rattraper au cas où il serait en équilibre instable (ce qui explique aussi le sourire — ce bébé est très drôle — et mon côté un peu crispé — « dépêchez-vous de prendre la photo, je crains que le petit ne tombe »). L’autre, la « renfrognée » : aucun effort pour m’enlaidir, en fait : photographié par surprise — mais à l’arrivée d’un voyage, épuisé par un réveil aux aurores, quatre heures de vol, je ne sais combien en salle d’embarquement, et des embouteillages à l’arrivée. Quant au noir et blanc : surtout là pour gommer un défaut de mes photos en couleur : elles me font toujours les joues couperosées, alors que dans un miroir ce n’est pas le cas.
Au sujet de « Mon corps n’est pas le même que le vôtre » et du « corps frère à sa semblance »… Je ne sais pas ; idée qui ne m’est jamais venue consciemment. Si je me l’applique volontiers, c’est plutôt pour dire cette espèce d’opacité têtue (…chtonienne ?) que je perçois en me voyant : mon corps est ce qu’il est, se métamorphose peu, aucun don pour le mimétisme physique. Mais en effet, je ne pense pas qu’un hétérosexuel aurait eu l’idée d’une telle phrase.
Sur la question du « grain de la voix », je répondrai par un article dans mon journal (prévu depuis longtemps, à retravailler).
A bientôt.
Amicalement,
B.
Après-midi
Pas de sieste : je fais des courses. Je laisse deux euros dans une soucoupe destinée à rendre la monnaie. J’avais cru à une possible gratification de la caissière, et non pas à une précaution sanitaire. Je suis plein de confusion ensuite. La caissière, souriante, me laisse entendre qu’elle fera bon usage de mon obole.
Mon père, à qui je livre quelques denrées, m’attend, avec dix masques tissus. Il voudrait que je passe chez eux, mais je suis mal garé et remets à plus tard. Il dit vouloir « déconfiner » nos rapports et mettre fin à notre isolement (je suppose qu’il entend le mien surtout ; peut-être aussi pense-t-il à ma mère, qui doit ne pas comprendre pourquoi l’on ne se voit plus).
Rentré, je m’aperçois que j’ai disposé mon masque à l’envers !
Promenade d’une quarantaine de minutes.
J’échappe à un appel de Claudie, à qui je ne réponds pas.
Soir
Je commence pour la toute première fois à trouver la situation vraiment pesante. Mon père a mis le doigt sur un aspect important de nos vies confinées : l’absence de présence physique. (Je me suis amusé intérieurement de voir qu’une touffe de poils avait poussé dans ses oreilles.)
Je subis plutôt que je ne regarde deux vidéos de commentaires de la situation sur mon ordinateur, puis regarde tout aussi vaguement le début d’une série sur Arte avant de décider qu’il est suffisamment tard pour verser dans un lit.