1126 - Carnets d'un confiné (45)
CARNETS d’un CONFINÉ
45
[Journal pas toujours extime]
(14 mars, […] 1er MAI 2020 … …)
27 avril [2020]
Matin
Travail.
Appel de Claudie. Je fais valoir que, précisément, je suis en train de travailler. Elle écourte d’elle-même assez heureusement au bout d’une douzaine de minutes.
Car ses appels sont — sans que je m’en explique bien les raisons — anxiogènes et — ce n’est pas qu’une rime… — me laissent le souffle court, privé d’oxygène.
Correspondance avec Benoît
LUI - 24/02 [2010] ; 23:28
Cher Romain,
Oui, horreur de la fac : ces étudiants en Lettres ou en Sciences humaines qui semblent vouloir sortir leur revolver chaque fois qu’ils entendent le mot « paradigme » ou « conceptualisation ». Mais alors qu’ils aillent bosser en usine ou faire une école de commerce, ces p’tits cons, au lieu d’encombrer les universités ! (Le pire : cette doxa n’est même plus politiquement déterminée : articulée aussi bien à un discours de gauche radicale – genre Bourdieu de ‘La distinction’ — que de droite « décomplexée » — N.S. contre ‘La Princesse de Clèves’.)
Non, je ne t’ai jamais pris pour un « pur cerveau ». Plutôt une opacité persistante, à mes yeux, de ta vision du corps (« mon corps n’est pas… ») me rendant plus facile de discuter avec toi sur un mode plus « cérébral ».
Barbara, Huppert : je ne sais pas, jamais écouté leurs interviews. Crainte de ce genre d’épreuve depuis un souvenir cuisant : quelques semaines après avoir été subjugué (jouissance extrême) par la voix de Gérard Lesnes dans les Leçons de Ténèbres de Couperin au TCE, interview du chanteur sur France-Musique : voix de grande folle, élocution de garçon-coiffeur ; et pour le contenu, éloge de… Johnny Halliday ! Depuis, j’évite.
Sur « l’âge » : genre de question insoluble, consistance atemporelle du moi ou hypostases dans le temps voire « moi successifs » (selon Proust) — réponse forcément dans l’entre-deux, ou dans l’au-delà de cette dialectique, ou encore à définir au cas par cas ? Sans compter que certains évoluent très peu (Bach), quand d’autres semblent toujours se métamorphoser (Beethoven).
Problème : mon goût est toujours allé plutôt aux « dernières manières » des artistes ou des écrivains (Barthes, Chateaubriand, Titien, Beethoven ; comment, aussi, ne pas préférer ‘La Chambre claire’ au ‘Degré zéro de l’écriture’, ‘Vie de Rancé’ au ‘Génie du christianisme’, ‘Le Supplice de Marsyas’ à l’’Assomption’ des Frari, l’opus 111 à la Sonate au clair de lune ?) Mais ma sympathie ? Du moins pour Leiris, qui « formellement » change peu, je serais assez d’accord avec toi. (Quant à nos anciens journaux : la question de l’étrangeté à moi-même est un peu reléguée dans l’ombre par des difficultés plus platement mnésiques ou rédactionnelles : mais qui était ce T*** que je rencontre si souvent à l’été 93 ? ces abréviations à propos de Richter à La Roque d’Anthéron, que veulent-elles dire ?)
Pas « drôle » dans le sens où, spontanément, je ne le suis pas : j’ai besoin de « bons relanceurs » pour l’être (mais, pitié ! pas de boute-en-train !) – et les femmes sont souvent de bons relanceurs, et jamais des boute-en-train.
Alep : juste un week-end prolongé (donc voyage d’agrément), mais profitant de ce que je dois maintenant passer quelques jours en Syrie.
PS 1 : Non, je crains que non — et pour ce C*** qui dit « à très vite » (déjà entendu cette formule, antipathie immédiate à son égard) encore moins.
PS 2 : C’était en partie par jeu ; et aussi parce que j’aime « casser » le ton (trop abstrait ou trop lyrique) de ce que j’écris par des détails triviaux ou des termes techniques.
Amicalement,
B.
MOI - 25/02 ; 22:20
Benoît,
Ce que tu dis des étudiants peut facilement être transposé […].
Je ne savais pas la formule de C*** une formule reprise… sinon, naturellement, je ne l’aurais pas à mon tour empruntée ! Mais j’apprends — très progressivement… — grâce à mes interlocuteurs. Ainsi je n’avais jamais eu l’idée d’incliner la tête à gauche — ce que m’a expliqué N*** — pour interpréter les « émoticônes » dont certains émaillent leurs messages, croyant naguère que c’étaient là des scories typographiques dues au passage de PC à Mac par exemple !
Une chose que je n’ai pas comprise dans ton message : l’« opacité persistante, à [t]es yeux, de [m]a vision du corps ». Je n’en comprends ni les déterminatifs (ont-ils un sens objectif ? subjectif ?), ni non plus d’ailleurs le contenu. Qu’as-tu voulu dire ? Eclaire-moi, si tu veux bien.
Je dirais que Leiris ne change plus formellement parlant à partir de la Règle du jeu. Sauf à recourir à l’écriture fragmentaire en dernier ressort, mais cela ne modifie en rien ses phrases — si cela peut endiguer les dérives (du propos)…
Moi aussi je préfère les dernières sonates de Beethoven… De même (mais je ne suis pas vraiment mélomane !), je préfère la musique qui suit Beethoven (sauf excès de romantisme, naturellement) à celle qui le précède (Bach excepté)… Je préfère, également, les sonates pour piano et les quatuors à cordes du même Beethoven à ses symphonies… et la musique de chambre, en général, aux grandes machines. Ce doit être pour cela que je n’aime pas l’opéra… (contrairement à Leiris !)
Ce que tu écris sur « l’âge » (consistance atemporelle du moi ou hypostases dans le temps, voire « moi successifs » selon Proust) me fait découvrir proustien (quoi que j’en aie) — et m’a lumineusement intéressé.
Encore ceci : je trouve que, dans tous les cas, tu t’emploies fort bien à casser le lyrisme dans les articles de ton “blog” – et j’en comprends bien la démarche. Je m’agace parfois de ce lyrisme dans mon écriture, surtout quand je le redécouvre à distance dans des écrits anciens, mais en laisse tout de même un peu filtrer, éprouvant d’ailleurs de plus en plus le besoin de m’adosser à des canevas narratifs.
Es-tu toujours à Alep ? Je serai, ce week-end, à Reims, pour fêter les cinquante d’une amie.
Ces vacances s’achèvent — vacances tranquilles, reposantes, et précieuses comme telles. Elles ont réparé quelques-uns des soucis, préoccupations, sujets d’interrogation dont je crois t’avoir fait part. Et je me suis mis à jour question ménage — même si je vois bien qu’il va falloir sous peu tout recommencer !
On voit s’avancer, en outre, des journées quasi printanières — après les rigueurs hivernales, cela augure un peu du printemps. Les grues, paraît-il, ont décidé de migrer ; des jeunes pousses apparaissent çà et là sur ma terrasse, et, après les perce-neige, viendront bientôt les crocus, les narcisses, les jacinthes, les tulipes… et les campanules ! J’ai l’impression de me retrouver fin octobre, même s’il pleut chaque après-midi et que le vent aujourd’hui était un peu froid et soufflait rudement…
Meilleures pensées de ce coin de Lorraine !
Romain
LUI - 25/02 ; 23:05
Romain,
[…] Pour les « émoticônes », comme pour les « lol », j’en suis passé par là, mais un peu plus tôt, circa les derniers mois du minitel (mais à l’époque, on appelait les « émoticônes » des « smileys ») ; mais ceux qui me l’ont expliqué à l’époque étaient nettement des avant-gardistes de la chose. C’est avec l’internet qu’on a atteint des niveaux de pandémie.
« Opacité persistante, à mes yeux, de ta vision du corps », simplement ceci : j’ai beau te lire, je ne parviens pas à « visualiser » les corps que tu peux aimer, les configurations anatomiques qui fixent ton désir.
Sur Leiris : tu as raison, la très longue phrase est souvent un peu « cassée » dans L’Age d’homme, plus du tout dans La Règle du jeu. Et, oui, quand je parlais de forme, je ne pensais qu’à la phrase. Relu récemment Le Ruban au cou d’Olympia : en effet, le recours aux fragments ne change pas grand-chose (endiguer les dérives ? plutôt les renvoyer au fragment suivant…)
Musique : j’ai été comme toi, très longtemps — et il y a des choses qui restent. Aujourd’hui, deux « moments » de prédilection : le premier baroque (en gros de Schütz et Monteverdi à Bach et Couperin) et le très contemporain (génération de Darmstadt [Boulez, Stockhausen, Berio, Ligeti…] et après). Mais quelques restes de mes « premières amours » : la musique de chambre de Brahms, certaines œuvres de Chopin (Ballades, Scherzos, Barcarolle). Globalement : préférence, moi aussi, pour les formations « resserrées » (piano seul, quatuor, musique de chambre en général) ; opéras et symphonies : seulement quand ces « grandes machines » sont utilisées pour dissoudre le système tonal (Bruckner, Mahler pour la symphonie ; Debussy, Berg, Janacek pour l’opéra). Réconcilié depuis assez peu de temps avec l’opéra par deux créations contemporaines : K. de Manoury (d’après Le Procès) et Trois Sœurs d’Eötvös (d’après Tchékhov). (Enfin, pas tout à fait : un peu avant, il y avait eu les opéras de Britten.) Mais peu de goûts communs avec Leiris, côté opéra.
« … me fait découvrir proustien (quoi que j’en aie) » : ah bon ? Quel est ton problème avec Proust ? (Moi qui n’aime pas beaucoup le roman comme genre, c’est le seul romancier que je classerais dans mes « lectures du soir ».)
Cette « lutte contre le lyrisme » : je la dois à une merveilleuse prof’ de Lettres en seconde, qui tout en mettant des 18/20 à mes dissertations excessivement effusives ou drapées, corrigeait mes envolées lyriques par une ironie cinglante. Piqué au vif, j’ai appris à « écrire sec » en une année — et en ai gardé quelque chose, semble-t-il.
Non, quitté Alep pour Damas (et le travail), serai de retour samedi au Liban.
Ici, c’est l’alternance continue : quatre ou cinq jours de mois de mai, deux trois jours de temps de Toussaint. Mais au Liban, certains amandiers sont déjà en fleurs !
Amicalement,
Benoît.
27 avril 2020 [suite], après-midi
Sieste à nouveau lourde et longue (plus d’une heure et quart).
Appel téléphonique de mon père, qui propose une invitation à déjeuner vendredi.
Gymnastique et promenade (cinq mille pas — dix mille est impossible en une heure, d’ailleurs je flâne plutôt que je ne marche vite — qui me mène non loin de chez T. — je n’y vois bien sûr pas la Volvo rouge de Marthe, qui a l’habitude de se garer sur ce Cours, presque un jardin public où les gens sont nombreux…).
Aymeric a répondu à ma demande d’imprimatur et effectué deux changements minimes.
Bonjour Romain,
Quelques mots en échange à ton message.
J’ai fait de modestes retouches au texte Framapad (liées principalement au fait que je n’ai qu’un seul frère — et une sœur). J’ai aussi banni la « décoration » que je serais supposé faire dans mon appartement :-)). Je trouve ce mot épouvantable pour un appartement. Je ne veux pas vivre dans un décor...
Je sature un peu de ce confinement. Mon quotidien ressemble au tien dans son programme, duquel il faut retirer cependant l’« écriture », la « sieste » et le « film ou documentaire ». Quant au mot « travail » je ne sais trop ce qu’il faut y loger tant je m'active mollement à préparer ce f…. concours dont on ne sait toujours pas s’il aura seulement lieu cette année.
Par un effet conjugué, la lecture de ton récit malouin, et celle concomitante de L’été des quatre rois (récit des journées de juillet 1830) qu’on m’avait offert à Noël, m'a replongé dans les Mémoires d’outre-tombe. Je voulais avoir la version des faits par C. et de fil en aiguille j’ai poursuivi la lecture puisque quelques temps après (1833) il fait le récit de son voyage à Prague pour rencontrer Charles X en exil, puis revient par Carlsbad… Lieux où nous sommes allés P. et moi il y aura bientôt trois ans. Il faut croire que la lecture en est agréable puisque j’ai poursuivi. Je comprends mieux ce qui m’avait plu à la première lecture, qui date de plus de vingt ans. La langue, l’ironie et la haute opinion de lui-même de l'auteur donnent une lecture agréable amusante, qui m’occupe une bonne heure tous les matins en prenant le soleil sur mon balcon (même si ses références culturelles, notamment celles tirées de l’Antiquité, me passent un peu au-dessus de la tête mais il suffit de sauter ces passages…)
Je ne vais pas tarder à faire ma promenade quasi quotidienne car la soleil semble, cette fois, vouloir s’éclipser.
Oui, appelons-nous un soir de la semaine à notre heure fétiche.
Reçois toutes mes amitiés,
Aymeric
J’envoie un SMS à Duncan pour son anniversaire.
Valérie et Didier — qui m’en ont prévenu — déposent une part de gâteau au citron sur mon palier.
En fait, c’est un cheese-cake, ce qui m’inspire deux messages et une photographie.
Bonsoir,
L’objet a été bien réceptionné :))
Comment avez-vous su que le dernier à m’avoir fait un cheese-cake au citron était Duncan, mon petit Américain, dont c’est précisément l’anniversaire aujourd’hui ^^ ?!
En tout cas, je n’ai à nouveau pas entendu vos pas de loup.
Kisses (comme on dit outre-manche),
Romain
PS - Saviez-vous que cette plante qu’on appelle communément « monnaie du pape » faisait des fleurs blanches ou mauves ?
Bonsoir Duncan,
(Deux précautions valent mieux qu’une, j’ai déjà envoyé un SMS, mais qui sait s’il ne s’est pas perdu ^^ — et je ne sais jamais par ailleurs quelle est la bonne adresse électronique !)
Les surréalistes appelaient cela « hasard objectif » quand une coïncidence troublante vient à perturber le quotidien et nous déboucher les yeux…
Voilà : des amis ont livré sur mon palier de confiné une part de cheesecake cet après-midi ^^ ! (non que je les aie attendus pour penser à ton anniversaire, mais quand même c’est étonnant, non ?)
J’en ai donc mangé une part (prélevée au tout pris en photo, je ne suis pas devenu un goinfre !) en pensant donc doublement à toi, dont c’est l’anniversaire et qui est le dernier (avant eux) à m’avoir apporté pareille gourmandise :)) — et j’ai donc bricolé une image de circonstance...
Happy birthday (bis repetita) !
Kisses,
Romain
Soir
J’achève de regarder (pour la troisième ou quatrième fois ?) Rocco et ses frères.
Auparavant, en manque de musée (et de geste photographique) et tout au regret encore de n’avoir pas séjourné à Tolède, je regarde dur la toile un documentaire sur le Greco et les œuvres qu’il y a créées. Cela m’a conforté dans l’envie de voir la ville, dès que je le pourrai…
Mes voisins s’avèrent toujours insupportablement aussi bruyants…