1143 - À la napolitaine (17)
À LA NAPOLITAINE
RÉCIVIDE
ET (NOUVELLE) TRANCHE (DE VIE)
(Journal extime)
PARIS - NAPLES - PARIS - ****
(16 février - 1er mars 2020)
17
27 février
Matin
Je tente de me rendormir. J’avais lu, prêté par Jacques il y a bien longtemps en raison pour autant que j’en souvienne de l’homosexualité de son auteur — et sans doute par ouverture d’esprit de la part de Jacques —, Chaque homme dans sa nuit de Julien Green. Le récit, emprunt d’une lourde culpabilité, m’avait souvent agacé, sinon, quelquefois, assommé d’ennui, et je n’avais jamais voulu depuis relire cet auteur. Cependant, amateur de longue date de journaux intimes — moi qui, cependant, me targue ici d’extimité ! — j’ai voulu, entendant et lisant des louanges de son Journal (non expurgé), en faire l’acquisition avant mon départ pour Naples — et en entame le volume, laissé dans l’appartement pour mon retour.
Un commentaire sur Mademoiselle de Maupin me laisse pantois : « Si nous pouvions savoir », écrit Green en 1920, « le nombre d’âmes qu’a perdues un misérable volume comme Mademoiselle de Maupin, il est probable que nous serions étourdis. Je ne conçois pas du reste qu’on sacrifier l’éminente grandeur de l’écrivain, tel que Pascal ou Hello [!], au bref succès obtenus à coups de pantalonnades obscènes et de bouffonneries dégoûtantes. ». Et de me demander comment, sinon très jeune, il est possible de passer ainsi à côté de pareille œuvre — et proférer de telles imbécillités ? Je songe à Carine, qui me l’avait fait découvrir.
Au téléphone, mon père me parle de quatorze jours de rétention qui seraient nécessaires quand on revient d’une zone à risque, d’un numéro vert à contacter à ce sujet.
Je ne parviens pas à mettre la main sur mon petit carnet acheté en février 2019 à Grenade. Il contient plus d’un an de notes — celles, en particulier, de mes trois derniers voyages —, ainsi que des feuillets contenant toutes sortes de mots de passe que je n’ai garde de retenir. Heureusement, il n’est qu’égaré, et je finis, après avoir vidé toutes mes affaires, par le retrouver. Je m’applique à se remémorer et mettre par écrit la liste des objets perdus la veille et téléphone aux objets perdus de l’aéroport. On m’indique une adresse électronique pour faire une déclaration, et je recopie servilement la liste que je viens de dresser auparavant.
Début de soirée
J’ai travaillé une partie de la journée, après une sieste où le sommeil m’a gagné durant plus d’une heure et demie.
Rendez-vous est pris avec B. à 21 heures dans le restaurant indien où nous sommes allés deux fois déjà, Aymeric et moi. J’ai accepté cette heure tardive — indue, pour tout dire pour un estomac dressé à dîner tôt —, puisque B. prend un cours de danse en début de soirée chaque jeudi.
Pour tromper la faim, je prends une bière dans un bar de la Butte aux Cailles où, en juillet, avions attendu l’heure du dîner.
La musique en est plus forte que dans mon souvenir. Je m’en console par la vue de jeunes gens agréables à regarder, quoique qu’il me faille constater combien s’accuse l’invisibilité — quand même il ne s’agirait pas d’une indifférence plus grande encore — à mon endroit.
Soir
B., l’air exaspéré et défait, entre dans le restaurant, le téléphone à la main. Elle est en retard, et moi, en avance. Alors qu’elle se tient devant moi, elle poursuit sa conversation, dont je comprends assez vite qu’elle concerne encore et toujours la copropriété de l’immeuble où elle habite à V***.
Elle explique ensuite que l’on s’adresse le plus souvent à elle plutôt qu’au syndic — qui, pour être un syndic professionnel, n’en est pas moins inefficace.
Elle refuse la tablette qu’on lui tient pour commander son repas et demande un menu imprimé sur le papier et avoir ainsi — elle n’a pas tort — avoir une vue synthétique des plats. Elle refusera, à la fin du repas, « le “sans contact” » qu’on lui propose, tel ce mot composé dorénavant entré dans les mœurs autant que dans le langage, au moment de partager l’addition.
En attendant qu’elle décide de ce qu’elle va manger, je m’occupe à la contemplation d’un serveur « indien » — il doit être aussi français que moi, mais en a le type et l’éclat — qui, à sa façon, me rappelle Julien, sans que j’en comprenne la raison. Peut-être cela tient-il à l’écartement sur son visage entre la bouche, le nez, les yeux. A moins que cela tienne à son sourire, éblouissant, qu’il produit à chaque fois que nos regards se croisent. A moins que cela tienne à son corps même ou sa façon de se mouvoir… Le haut d’un sous-vêtement — un boxer ? — apparaît dans l’entrebâillement du jean, bas sur la taille, au-dessus de la ceinture. Se doute-t-il que je le ceins ainsi de mes regards ?
B. se détend à mesure. Je lui raconte la perte de mes documents.
Nous évoquons le coronavirus et plaisantons à ce propos. Cependant, elle parle — à nouveau — de mesures de confinement durant deux semaines qui pourraient s’avérer nécessaires d’après ce qu’elle a entendu à la radio le matin même, cela même qui est arrivé à une de ses collègues dont le compagnon rentrerait de Lombardie.
Comme mon père, elle affirme que le gouvernement ne s’est pas montré à la hauteur de la « pandémie » [elle emploie le mot — ou était-ce mon père, quelques heures plus tôt ? toujours est-il que mes notes prises sur le moment font état de ce vocable…]. Elle m’étonne d’ailleurs lorsque, évoquant notamment les manifestations concernant la réforme des retraites, elle me dit que l’« on n’est plus en démocratie », parle de « désinformation », ayant eu vent de certaines actions que la plupart des médias n’ont pas relayées.
Elle a voté blanc au second tour des élections présidentielles. Commente un instant le regard de fou, ainsi que de la diction — ejusdem farinae ! — d’Emmanuel Macron.
Elle se dit toujours désargentée et exercera trois ou quatre ans encore son activité professionnelle. Cependant, elle est très contente en attendant de travailler désormais une journée de moins (le lundi) dans la semaine, tout en ayant consenti à une baisse, qu’elle estime plutôt minime, de son salaire. On ne lui impose plus, en outre, les mêmes contraintes, liées aux congés scolaires, dans son institution.
Elle évoque — mais assez peu — son travail. Quand elle sera à la retraite, elle regrettera de n’avoir plus ce contact qu’elle avec des adolescents, lesquels lui apportent une part d’énergie et de jeunesse, qui rayonne jusqu’à elle — paroles du moins que je rapporte telles que je les comprends et traduis à ma façon, car ce ne sont pas tout à fait ses mots…
Ce qu’on mange lui plaît — et j’en éprouve un soulagement à part moi —, plat après plat. Elle est ravie, en particulier, de la glace à la pistache, la meilleure, selon, qu’elle ait mangé dans un restaurant indien. Elle commente le fait que l’endroit est facilement accessible depuis chez elle par le métro jusqu’à la Place d’Italie. Je sais B. difficile, et me réjouis donc d’avoir bien choisi l’endroit.
Elle ira en Bretagne en août en compagnie de Simone et P. — et je regrette un instant que ce ne soit pas en juillet.
La note dont nous nous acquittons s’avère légère, ce qui achève de la contenter. Alors que nous nous dirigeons vers le métro, elle me demande si j’ai des nouvelles de M. Puis — ce que je redoutais — de A. « Je me demande ce que je lui ai fait. Ou plutôt, pas fait. », dit-elle en substance. Je lui réponds — ce qui est vrai, même si je tais d’autres d’échanges — qu’A. n’est pas manifestée depuis longtemps, n'ayant notamment pas donné signe de vie, malgré son habitude, au moment des vœux.
Elle travaille le lendemain, il est plus vingt-trois heures, et nous nous hâtons.
[Nous avons passé une bonne soirée. Et, dans l’après-coup, j'ai ce souvenir, désormais singulier, que B. est l’une des dernières personnes que j’ai embrassées au moment où nous nous sommes quittés…]