1160 - Carnets d'un confiné (65)
CARNETS d’un CONFINÉ
65
[Journal pas toujours extime]
(14 mars, […] 1er MAI 2020 … 23 MAI 2020 )
Carnets d’un confiné
Opus ultimus : 19-23 mai
[Faut-il croire que les choses, durant ces journées, se sont emballées ? Et qu’ai je donc fait le dimanche 24 mai ? Ai travaillé d’arrache-pied — jusqu’à scier ou tuer toute assise ou racine de mes deux pieds —, vraisemblablement ?]
Mardi 19 mai
Après un travail tout à fait abrutissant devant l’ordinateur durant la matinée et une partie de l’après-midi, j’éprouve beaucoup de plaisir à retrouver Marthe, Paul et T. dans les jardins d’*****, où nous sommes allés la fois dernière. T. et Marthe ont apporté des bières.
Je ne saurais retracer nos propos, qui suivent leur pente habituelle de bâtons rompus et de plaisanteries. Nous recréons à notre façon la terrasse d’un café.
Paul raconte qu’il a dû se faire extraire une tique, laquelle s’était logée dans son dos.
Je fais des photographies de l’endroit alors que le soleil déclinant illumine les roses et bleus des verrières — images que j’enverrai à M.-C. pour l’inciter à nous retrouver bientôt.
Mais sa réponse laisse peu de doutes sur son peu d’empressement à se « déconfiner ».
Tout en devisant, je raccompagne T. jusqu’à sa voiture.
Mercredi 20 mai
Autre journée abrutissante à travailler devant un ordinateur.
Je saisis l’administration à propos de l’issue de ma demande de congé. Madame V., aimablement, me fait une prompte réponse.
votre demande a reçu un avis favorable […]. Il vous sera transmis dans la journée par mail.
J’en partage la nouvelle avec M.-C., T., Paul et Marthe — et Claudie, avec qui j’ai singulièrement abrégé — à nouveau — une conversation téléphonique le matin.
20 heures
Je me mets au balcon. Aucun applaudissement. En revanche, je vois passer des imbéciles heureux-d’être-déconfinés. De mon balcon. — Gens montés sur des ressorts.
Soir
Happy End. J’aime décidément le cinéma de Haneke.
22 mai
Après un courriel adressé à Julien W. — j’ai trouvé la raison pour laquelle j’avais eu tant de mal à lui répondre —, j’entame un dialogue imbécile et polémique avec une collègue. Je finis par arrondir les angles, et nous nous quittons bons amis. (Il est d’ailleurs vrai que j’aime bien N*****, mais son manque de discernement, voire de logique, m’ont souvent désarçonné, souvent irrité…)
Bonjour Julien,
Je m’étais promis de t’écrire beaucoup plus tôt… sans parvenir à le faire, tout en me demandant d’ailleurs pourquoi. (En principe, j’aime pourtant vraiment bien correspondre par écrit.)
Je crois avoir trouvé : j’ai passé et je passe beaucoup trop de temps devant l’écran de mon ordinateur — à la fois pour mon plaisir ou mon profit personnel (à écrire, remettre en forme des écrits anciens ou plus récents), mais aussi du fait de cette terrible et prétendue « continuité » pédagogique auprès des élèves… tant et si bien qu’au bout de mes journées je n’avais et n’ai plus qu’une seule envie : dételer.
Tu me demandes dans ton courriel comment j’ai vécu la période du confinement.
— Assez bien, je dois dire. Casanier et solitaire par nature, autonome et, sans être tout à fait misanthrope, méfiant ou réservé à l’égard de mes semblables (tout dépend du « semblable » et des différences que je trouve entre lui et moi !…), le repli sur ma coquille n’a pas été une épreuve insurmontable. A ceci près que les proches (amis choisis je crois avec discernement, selon une vraie dilection) ont pu vraiment me manquer.
— C’est cela aussi, j’y ai songé, cet épuisement dans la communication qui a pu jouer. Comme nous ne pouvions nous voir, les conversations téléphoniques se sont multipliées, surabondantes et frustrantes en même temps. Sans compter que je ne suis pas très amateur de téléphonages. Alors, oui, la journée passée — à chaque jour suffisant son ample peine —, je m’en remettais parfois à un film ou un demi-film — face un autre écran ! —, puis à un livre. Sans plus d’énergie.
Et puis. Je suppose que toi aussi tu as dû faire face à cette imposture de « continuité pédagogique ».
J’avais prévenu les élèves que nous communiquerions par écrit par les voies du cahier de texte numérique. A ceux qui se croyaient en vacances, j’avais tenté de les détromper (même si là n’était pas mon affaire). Bref, je m’en suis tenu jusqu’aux vacances de printemps à ce programme : leur faire parvenir des cours, à la virgule près, qui m’ont évidemment fait déjà pas mal bouffer d’écran et occasionné d’implosion des yeux. Ce que j’aurais pu dire en cinq minutes à la fin d’un cours prenait parfois près de trois quarts d’heure !
Il faut que j’ouvre une parenthèse : nous avons, dans notre lycée, un proviseur aimable et intelligent. Le cas est assez rare pour qu’on le signale. Il nous a beaucoup laissé la bride sur le cou. A dire vrai, s’il n’est là que depuis deux ans, il n’a pu que constater que ce très gros lycée de centre ville […] tourne à peu près tout seul — et qu’il suffit sans doute de ne pas y mettre des bâtons dans les roues. Mais cela va bien au-delà. C’est un type intelligent, intègre et doué humainement, je crois.
Je n’en ai donc fait qu’à ma propre tête. Même si ce proviseur n’avait pas été en place, j’aurais agi ainsi. Mais cela m’a aidé à n’avoir ni scrupule ni remords.
Pour ce qui concerne les étudiants, l’autonomie dans le travail semblait requise (même si l’on s’illusionne toujours au fond sur ces grands lycéens que sont les élèves des classes préparatoires…). Mais j’avais d’autant moins de raisons de procéder autrement qu’avec mes élèves de 1re.
Depuis, le ministre Blanquer persiste et signe dans sa réforme, rejetée pourtant par la grande majorité de ceux qui doivent la mettre en œuvre. Et, jusqu’à nouvel ordre, nous sommes requis pour faire passer à l’oral les seuls élèves de classes de 1re, alors même que toutes les autres épreuves du brevet… du baccalauréat… des BTS… ont été remplacées par du contrôle continu ! (mais, pardon !, j’imagine bien que tu sais tout cela…).
La demande a donc été forte — non par les voies administratives, mais par le collègue professeur principal de « ma » classe de 1re (elle m’appartient moins que jamais ^^ !) — de la part des élèves à ce sujet. J’ai évidemment balayé l’idée d’un quelconque soutien durant les vacances à quelque ouaille en perdition, toute parabole de la brebis égarée glissant sur mon indifférence aguerrie (ce qui ne veut pas dire, a contrario, que je sache pas que l’enseignement à distance a pu fragiliser, ô combien, ceux que l’on appelle des « décrocheurs » — mais il faut savoir aussi combien les « premiers de cordée » qui s’occupent du ministère de l’éducation nationale n’ont jamais tenu compte des wagons de queue depuis trente ou quarante ans de réformes scolaires et se moquent bien de ceux qui dévissent — voire y encouragent !). Quand j’ai compris qu’il s’agissait d’entraîner à l’oral des élèves soucieux de réussir, je me suis porté au-devant de la demande, et mis en place un dispositif de simulations à la rentrée des vacances de printemps.
Voilà qui ajoute, néanmoins, au temps passé devant les écrans ! Je ne m’en plains pas, car, après tout, ces élèves sont de bonne volonté, et le dialogue instauré paraît de confiance (j’ai refusé, bien sûr, de me poser en cellule d’écoute psychologique, n’ayant jamais participé de cette pédagogie démagogique, ni de quelque sparadrap sur une jambe de bois).
Le pire — comme toujours ! — était néanmoins à venir.
Lâchés dans la vaste nature, naturante et dénaturante, les étudiants, eux, méritaient eux aussi d’être entraînés à l’écrit. J’ai donc proposé un sujet de dissertation. Mais, pour corriger avec le même scrupule et la même précision leur prose argumentative souvent approximative dans des devoirs dactylographiés sur traitement de texte, il me faut deux à trois fois plus de temps que s’il s’agissait de copies manuscrites ! Cela ajoute à l’extrême pénibilité numérique du moment.
Je tape donc ce soir sur mon clavier. Mais, de fait, c’est moins délétère que les à-côté que sont les couleuvres que l’on aurait voulu nous faire avaler. Et j’y trouve même du plaisir (je veux dire : à t’écrire ^^).
Si tu me lis encore sur Overblog, tu dois savoir que j’interromps bientôt de moi-même la glorieuse carrière que je mène depuis presque quarante ans (avec des interruptions, je le concède ^^ !). Eh bien, j’ai eu confirmation hier que mon congé de disponibilité est accepté. Je ferai donc un très gros trou dans le bas de laine (restera-t-il quelque chose du bas ? — on verra !) pour durer ainsi jusqu’à mes soixante-deux ans. Et je ferai en sorte que ceux qui me succèdent aient droit, eux aussi, à une retraite digne d’eux.
Voilà. J’ai conscience que c’est très long. Mais c’est bien toi qui avais posé la question initiale : comment ai-je vécu ce confinement ?
Je t’embrasse — pour le reste des détails (^^), tout se trouve sur mon “blog”.
Bien à toi,
Romain
23 mai
J’achève de relire et corriger mon courriel de la veille.
Dans mon élan, j’écris aussi à Aymeric — en des termes partiellement similaires à ceux de Julien W.
Bonsoir Aymeric,
[…]
Seuls moments heureux devant l’ordinateur, les billets que j’écris avec une lenteur extrême sur Overblog retraçant mon voyage d’automne en Italie, ou, plus récemment, sur la période de confinement. — Et l’un d’eux concerne un de nos téléphonages, assez développé pour que je le soumette à ton imprimatur… Au reste, je verrais bien qu’on se téléphone un de ces soirs de la semaine prochaine :).
J’espère que tu vas bien, imagine que tu n’as pas repris le travail, mais repris, en revanche, le chemin de l’Oise puisqu’à moins de cent kilomètres (peut-être y es-tu actuellement !) — bref et en tout état de cause, ce serait bien d’avoir des nouvelles bientôt ^^ !
En attendant, je t’envoie mes amitiés.
Romain