1166 - Discothèque (éléments datés) (2)
work in progress
Comme je bénéficie de bien plus de temps que naguère pour écouter de la musique — comment ai-je pu passer tant d’années (je pourrais dater cela, en avançant le chiffre de trente au moins !) à n’en entendre que si peu ? —, comme, par ailleurs, j’ai récemment hérité de mon père d’une collection importante de disques « vinyles » (j’ai naturellement songé au jour où il m’avait offert son 45 tours de Nuages de Django Reinhardt), voici que, au hasard des pochettes en papier que j’extrais des étuis cartonnés des disques eux-mêmes, je fais des découvertes mirifiques, qui suscitent des souvenirs enfouis.
Je m’aperçois, ce faisant, que j’ai toujours eu, précisément — autant que de la conservation parfois jalouse des objets — le goût forcené (au point de dupliquer de mêmes précisions) de l’indexation. (Je souris, pour n'en être pas trop embarrassé, de ce soin assez ridicule mis à me constituer pareilles archives personnelles.)
J’ai appris très tôt à dactylographier sous la surveillance exigeante de mon grand-père paternel, qui m’obligeait à me servir des bons doigts dans un partage rigoureux du clavier de sa machine à écrire portative. Il m’emmenait, quand j’avais huit ou neuf ans, dans le bureau où il était employé, et, si je ne tapais pas encore à la machine — ce dont je ne jurerais pas d’ailleurs, ayant eu d’autres précocités —, il trouvait de quoi m’occuper et (vraisemblablement) m’assagir lors d’activités qui me tenaient coi. Je lui rend grâces encore de la discipline de travail qu’il m’a inculquée. Au vrai, je l’aimais beaucoup, et il me le rendait davantage — sans doute, me suis-je dit depuis, parce qu’il n’avait pu connaître les premières mois d’existence de mon père, son fils unique, puisque alors il était prisonnier de guerre en Allemagne.
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Toujours est-il ce document établi par mes soins atteste que je me suis procuré mon premier disque de Léo Ferré en janvier 1975. Je l’avais écouté chez Didier, avant d’en faire l’achat.
Je n’aurais pensé que remontaient si tôt et cette découverte et mon amitié avec Didier. Nous avions donc sympathisé très rapidement, à peu près au moment que je me rapprochais déjà de J.-P. D’ailleurs, nous étions devenus un trio en quelque sorte inséparable, que J.-P., toujours prompt à des analogies immodestes — à moins qu’il ne s’agît d’une reprise auto-ironique de quelques paroles de la chanson les Bourgeois écrite par Jacques Brel (qu’il écoutait beaucoup et connaissait bien) —, avait repliées sur les figures de Rousseau (Didier), Voltaire (lui) et Diderot (moi). Les rapports à ces écrivains m’étaient toutefois pas sans fondements ; et, des trois, je me disais — égotistement — que Diderot était celui que je préférais…
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Ecoutant pour la toute première fois ce disque de Léo Ferré, je me revois dans le canapé du salon des parents de Didier, confronté à la déclamation de Il n’y a plus rien et comme affronté à une parole radicalement différente. Peut-être avais-je moi-même été dérangé par les vociférations du poète parce que, je me le rappelle très bien, j’avais dit à Didier : « Je suis d’accord avec ce qu’il avance, mais pas avec ce qu’il recule », formule qui tenait pour une large part de la dérobade pour me tirer sans doute de l’embarras de ne pas savoir quoi dire du choc dans lequel j’avais été immergé.
Dans le salon trônait, par ailleurs, une merveille que je n’aurai de cesse de posséder à mon tour : un magnétophone à bandes, que j’acquerrai enfin grâce à mes premiers salaires quand j’aurais dix-sept ans (encore n’ai-je aucune certitude à propos de cet historique).
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Je n’ai pas pour autant tiré tous les fils de mon passé puisque, trois années auparavant, cette fois dans un rayon des « Magasins Réunis » de la ville de Troyes (et non de **** — ainsi allons-nous, parfois, d’un château enchanté l’autre —),
Isabelle avait rêvé, en l’extirpant du « bac » dans lequel les disques étaient exposés, devant la pochette de la Solitude comme un autre sésame dont je n’avais (donc) pas encore poussé la porte de la grotte — si j’avais déjà franchi celle, avec elle, de Boris Vian. Sans doute sa songerie se nourrissait-elle du désir qu’elle aurait eu de se procurer ce disque inaccessible à ses moyens par trop modestes.
(La photographie en noir et blanc en gros plan de Ferré fumant une cigarette a — pour ainsi dire — gravé son empreinte dans la cire. Il n’entrerait véritablement en moi et pour moi que bien plus tard.)
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Ceci encore, qui concerne mon enfance, pourtant rétive aux souvenirs. Avant Isabelle, mon grand-père m’emmenait aux Magasins Réunis de Troyes. Après quoi, nous nous asseyons rituellement à la terrasse du café tout proche. Lui se commandait sans doute un demi, tandis que je me régalais d’un Orangina, dont je préférais l’amertume au goût sucré des sodas.
Je suis presque certain que la rue à l’angle (hors champ sur les cartes postales reproduites ici) de la place du « grand magasin » — dont je sais, pour avoir effectué quelques recherches, qu’elle était certains jours celle du marché — s’appelait la rue Gambetta.