1159 - Pages choisies : Virginia Woolf (1)

Publié le par 1rΩm1

 

 

1159 - Pages choisies : Virginia Woolf (1)

 

de Virginia WOOLF, Années (traduit de l’anglais par Germaine Delamain, revu par Colette-Marie Huet), L’Œuvre romanesque, Tome III, Stock, 1979, pp. 160-164 :  

 

    Edward se souvint des paroles du colonel : « On ne transperce pas un homme à la baïonnette quand on est de sang-froid. »
    Et on ne se prépare pas à un examen sans boire, se dit le jeune homme. II hésita ; il éleva son verre à contre-jour comme le faisait son père, puis il but une gorgée. Il posa le verre sur la table, devant lui, et prit Antigone. Il lisait ; puis il buvait ; il lisait encore, puis reprenait une gorgée. Une douce chaleur se répandit le long de sa colonne vertébrale et de sa nuque. Le vin semblait forcer de petites portes à s’ouvrir dans les cloisons de son cerveau. Et sous l'influence du vin, ou des mots, ou bien des deux, une coquille lumineuse, des vapeurs pourpres, parurent, se formèrent, et une jeune Grecque en sortit. Cette Grecque cependant était anglaise. Elle se tenait parmi le marbre et les asphodèles, mais elle était ici au milieu des papiers collés aux murs, et des vitrines style Morris — c’était sa cousine Kitty telle qu'il l'avait vue la dernière fois, le soir où il avait dîné chez le directeur du collège — Antigone et Kitty ; là, dans le livre;  ici, dans la pièce ; lumineuse, dressée comme une fleur pourpre. Non, s'écria-t-il en lui-même, pas le moins du monde comme une fleur ! Car si jamais on a vu une jeune fille se tenir droite, rire et respirer, c'est bien Kitty, dans la robe bleue et blanche qu’elle portait la dernière fois qu'il avait dîné chez le directeur. Il se mit à la fenêtre. Des carrés rouges paraissaient entre les arbres. On donnait une soirée chez le directeur. A qui parlait-elle ? que disait-elle ? Edward revint à sa table.
    « Nom de nom ! » s'écria-t-il. Il piqua le papier avec son crayon ; la pointe cassa. Un coup se fit entendre à la porte, un effleurement plutôt qu'un coup impérieux, donné par quelqu'un qui passe au lieu d’entrer. Edward ouvrit la porte. Plus haut, sur l'escalier, il aperçut, indistincte, l’énorme silhouette d'un jeune homme penché sur la rampe.
    « Entrez », lui dit Edward.
    L'énorme garçon descendit l'escalier. Il était d'ample stature. Ses yeux proéminents s'emplirent d'appréhension à la vue des livres sur la table. Il les examina. C'était du grec. Malgré tout, il y avait aussi du vin.
    Edward lui en versa. A côté de Gibbs, il avait l'air d'un « gandin », comme disait Eleanor. Lui-même sentait le contraste. La main avec laquelle il leva le verre ressemblait à celle d'une fille près de la grosse patte rouge de Gibbs. La main de Gibbs, brûlée, d'un rouge écarlate, était comme un morceau de viande crue.
    La chasse était le sujet qui les rapprochait. Ils se mirent donc à en parler. Edward, appuyé à son dossier, laissait discourir Gibbs. C'était agréable de le suivre, de parcourir à cheval avec lui les sentiers herbeux d'Angleterre. Il s'agissait d'une chasse au renardeau en septembre, et d'un cheval de louage, maigre mais pratique. Gibbs disait : « Vous vous souvenez de la ferme sur la droite, quand vous montez à Stapley ? Et de la jolie fille ? — Il cligna de l'œil. — Pas de veine, elle a épousé un garde. » Il dit encore — et Edward le regardait engloutir son porto à larges rasades — qu’il lui tardait de voir ce diable d'été derrière lui. Puis il raconta de nouveau son histoire d'épagneul. « Vous viendrez nous voir en septembre », il insistait, lorsque la porte s'ouvrit si doucement que Gibbs n'entendit pas un autre visiteur se glisser dans la pièce — un tout autre homme.
    C'était Ashley. Exactement l'opposé de Gibbs. Ni grand ni petit, ni brun ni blond. Rien de banal cependant — loin de là. L'impression qu'il produisait venait en partie de ses mouvements. Il semblait que sièges et tables avaient sur lui une influence irradiante, qu'il les sentait, grâce à quelque antenne invisible, ou bien à ses moustaches comme les chats. Il se laissa tomber avec prudence, légèrement, examina la table et parcourut à demi une ligne dans un livre. Gibbs s'arrêta au milieu de sa phrase.
    « Salut, Ashley », fit-il d'un ton assez sec. Il étendit la main et se versa un autre verre de porto du colonel. Après quoi le carafon se trouva vide.
    « Je regrette, fit Gibbs en lançant un coup d'œil à Ashley.
    — N’ouvrez pas une autre bouteille pour moi », dit vivement Ashley. Sa voix était un peu aigre comme si le jeune homme se sentait mal à l’aise.
    « Oh ! nous serons contents d'en avoir, nous aussi », répondit Edward l'air indifférent. Il se dirigea vers la salle à manger, pour chercher le porto.
    Diablement ennuyeux, se dit-il, très sombre, en se penchant sur les bouteilles  — cela signifie une autre querelle avec Ashley, et il y en avait déjà eu deux ce trimestre à propos de Gibbs.
    Il revint avec le porto et s'assit entre eux sur un tabouret bas. Il déboucha le vin et en versa. Ses deux amis le considéraient avec admiration. Sa vanité, objet de moqueries d’Eleanor, se trouvait flattée. Il aimait à sentir les yeux des deux jeunes gens posés sur lui. Il s'entendait si facilement avec l'un et l'autre. Cette pensée lui fit plaisir. Gibbs s'étendait sur la chasse et Ashley sur les livres. Seulement Ashley ne parlait que de livres et Gibbs — Edward sourit — de femmes et de chevaux. Edward versa trois verres de vin.
    Ashley but le sien délicatement et Gibbs. ses grosses mains rouges plaquées au verre, prenait de larges rasades. La conversation roula sur les courses. puis sur les examens. Ashley demanda. en regardant les livres :
    « Et vous ? Comment cela marche-t-il ?
    — Je n'ai pas la moindre chance de réussir », répondit Edward. Son indifférence était affectée. Son apparent mépris des examens n'était qu'une pose. Gibbs s'y laissait prendre, mais Ashley voyait clair. Il avait souvent surpris chez Edward des petites vanités de ce genre, mais il l'en aimait davantage. Qu'il est beau ! se dit Ashley. Assis entre eux, sous la lumière qui tombait sur ses cheveux blonds, Edward ressemblait à un jeune Grec ; vigoureux. mais faible par certains côtés, ayant besoin d'être protégé.
    On devrait le préserver de brutes dans le genre de ce Gibbs. songea- t-il, farouche. Comment Edward peut-il tolérer cet être pataud, qui semble toujours garder une odeur de bière et de chevaux ? se dit-il en le considérant. Edward était en train de l'écouter. C'était inconcevable. Quand il était entré, il avait entendu la fin d'une phrase exaspérante, qui pouvait indiquer quelque projet entre eux.
    « C'est donc décidé. je verrai Storey à propos de ce cheval de louage », disait Gibbs, ayant l'air de terminer une conversation privée. commencée avant l'arrivée d'Ashley. Un spasme de jalousie étreignit le jeune homme. Pour le dissimuler, il prit un livre ouvert sur la table et fit semblant de lire.
    Gibbs prit cela pour une insulte. Il savait qu'Ashley ne voyait en lui qu'une grosse et lourde brute. Ce sale petit pourceau était arrivé, troublant la causerie, et maintenant il faisait les manières à ses dépens à lui, Gibbs. Très bien, il avait été sur le point de partir ; il resterait ; il le tourmenterait ... il en connaissait le moyen ! Il s'adressa à Edward et observa :
    « Ça vous est égal d'en voir de dures. Ma famille sera en Ecosse. »
    Ashley tourna rageusement sa page. Ils se trouveraient donc seuls. Edward commençait à savourer la situation. Il mit une certaine malice à la prolonger.
    « Parfaitement, dit-il, mais il faudra veiller à ce que je ne me rende pas ridicule.
    — Oh ! il ne s'agit que de prendre des renardeaux », répondit Gibbs. Ashley tourna une autre page. Edward lança un coup d'œil sur le livre. qui se trouvait à l'envers. En même temps il vit la tête d'Ashley, qui ressortait sur la boiserie et sur les coquelicots. Il paraissait tellement civilisé, comparé à Gibbs ; et tellement ironique. Edward avait un immense respect pour lui. Gibbs perdit de son prestige. Le voilà qui recommençait encore toute l'histoire de son épagneul. Demain. se dit Edward, il y aura un raffut de tous les diables, et il consulta sournoisement sa montre. Onze heures passées, et il devait travailler une heure demain, avant son petit déjeuner. Il avala les dernières gouttes de son vin, s'étira, bâilla ostensiblement et se leva.
    « Je vais me coucher », dit-il. Ashley lui lança un regard suppliant. Edward pouvait le torturer, d'une manière atroce. Ashley le regarda déboutonner son gilet, debout entre eux deux. — Qu’il est bien bâti. songea-t-il.
    « Mais ne vous pressez pas, dit Edward. bâillant de nouveau — videz vos verres. » Il sourit à la pensée d'Ashley et de Gibbs. finissant de boire ensemble.
    « Il y en a tant que vous voudrez, par là »;  il leur indiqua la pièce à côté et les quitta.
    Qu'ils s'attrapent tous les deux, se dit-il, en fermant la porte de sa chambre, mon tour viendra bien assez tôt. L'expression d'Ashley laissait paraître sa jalousie diabolique. Edward se déshabilla. II déposa son argent, méthodiquement, en deux piles, de chaque côté de la glace, car il était un peu serré sur le chapitre de l'argent. Il plia son gilet avec soin, sur une chaise, se regarda dans la glace, releva sa touffe de cheveux de ce geste à demi conscient qui irritait sa sœur. Puis il écouta.
    Une porte claqua au-dehors. L'un des deux était parti — soit Gibbs, soit Ashley. Mais l'autre, pensait-il, devait être resté. Il écouta, tendu. On remuait dans le fumoir. Très vite, avec beaucoup de fermeté, il tourna la clef dans la serrure. Le moment d'après la poignée remua.
    « Edward », dit Ashley, d'une voix basse et contenue.
    Edward ne répondit pas.
    « Edward ! » Ashley agita la poignée. La voix était aiguë et suppliante.
    « Bonsoir », dit Edward d’un ton tranchant. Il écouta. Il y eut un temps d’arrêt. Puis il entendit la porte se refermer. Ashley était parti.
    Bon Dieu ! Quel raffut il y aura demain, se dit Edward et il alla à la fenêtre regarder la pluie qui tombait toujours.

 

 

 

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