1161 - Pages choisies : Virginia Woolf (2)
de Virginia WOOLF, Années (traduit de l’anglais par Germaine Delamain, revu par Colette-Marie Huet), l’Œuvre romanesque, T. III, Stock, 1979, pp. 224-227 :
C'était une chaude nuit d'été et malgré l'heure tardive, le monde entier semblait palpiter de vie. Le flot des voitures rendait un son lointain, mais continu.
Un livre brun, fané, reposait sur le lit de Sally comme si elle venait de lire. Mais il était impossible de lire, impossible de dormir. Elle s'appuya aux oreillers, les mains derrière la tête.
« Et il dit, murmura-t-elle, que le monde n'est que... » Elle s'arrêta.
Que disait-il donc ? « Rien que pensée. » N'était-ce pas cela ? Elle se le demandait comme si elle l'avait déjà oublié. Eh bien, puisqu'il lui était impossible de lire ou de dormir, elle se laisserait aller, elle ne serait que pensée. C'est plus facile d'agir que de réfléchir. Les jambes, le corps, les mains, toute sa personne devait rester passivement étendue afin de prendre part à cet universel processus de pensée qui, à en croire ce livre, était la vie du monde. Elle étira ses membres. Où commence la pensée ?
Dans les pieds ? se demanda-t-elle. Ils étaient là, faisant saillie sous le simple drap. Ils semblaient séparés, très loin. Elle ferma les yeux. Puis quelque chose en elle se durcit. Il est impossible de mettre la pensée en action. Elle devint une chose, une racine enfoncée en terre ; les veines parcouraient la masse froide. l'arbre poussait des branches, les branches avaient des feuilles.
... Le soleil brille à travers les feuilles, se dit-elle agitant son doigt.
Elle ouvrit les yeux pour confirmer sa vision, et aperçut l’arbre véritable qui se dressait dans le jardin. Loin d'être tacheté de soleil, il ne lui restait pas la moindre feuille. Sally eut un instant l'impression d'un démenti, car l'arbre était noir, d'un noir de mort.
Elle s'appuya du coude au rebord de la fenêtre et regarda l'arbre. Un bruit d'applaudissements monta, confus, de la salle de bal. La musique s'était tue. Les gens descendaient l'escalier de fer et venaient au jardin, dessiné par les lumières bleues et jaunes qui garnissaient le mur. Les voix devenaient plus fortes. Les gens continuaient d'affluer. Le carré de verdure entouré de points lumineux était couvert des formes pâles et ondoyantes de femmes en robe de bal, mêlées à celles, très droites, blanches et noires d'hommes en costume de soirée. Sally regardait les promeneurs aller et venir. Ils causaient et riaient, mais ils étaient trop éloignés, leurs paroles ne parvenaient pas jusqu'à elle. Parfois un mot, un éclat de rire dominaient, puis on n'entendait plus qu'un bavardage indistinct. Dans le jardin de la maison, tout était vide et silencieux. Un chat se glissa le long de la crête du mur. Il s'arrêta, puis continua son chemin, comme poussé vers une expédition secrète. La musique de danse éclata de nouveau.
« Encore, et encore », s'écriait Sally impatientée. L'air chargé du curieux parfum, si sec, de la terre de Londres, lui soufflait au visage et gonflait le store. Etendue à plat sur son lit, elle vit la lune qui lui parut prodigieusement haut dans le ciel par rapport à elle. De légères vapeurs passaient devant. Puis elles s'écartèrent, et Sally aperçut des motifs ciselés sur le disque blanc. Qu'était-ce, se demanda-t-elle, des montagnes ? des vallées ? Et si ce sont des vallées, se dit-elle en fermant à demi les yeux, alors il y a des arbres blancs, des creux de glace, et des rossignols, deux rossignols qui s'appellent l'un l'autre, s'appellent et se répondent à travers les vallées. L'air de la valse s'empara des mots « s'appellent et se répondent» et les projeta au-dehors, mais à force de les répéter toujours sur le même rythme, la musique les rendit vulgaires, les détruisit. Cette musique de danse se mêlait à tout. Aguichante au début, elle devenait ennuyeuse et finalement intolérable. Et il n'était encore qu'une heure moins vingt.
Sally retroussa la lèvre comme un cheval qui se prépare à mordre. Le petit livre brun était dénué d'intérêt. Elle leva la main au-dessus de sa tête et prit un volume, sans le voir, sur l'étagère, parmi les autres, vieux et abîmés. Elle l'ouvrit au hasard, son attention prise par un couple qui s'attardait, assis au jardin, alors que tout le monde était rentré. Elle se demandait ce qu'ils pouvaient bien se dire. Un objet brillait dans l'herbe. La forme blanche et noire, semblait-il, se pencha pour le ramasser.
« Et tout en le ramassant, murmura-t-elle les yeux fixés au-dehors, il dit à la dame qui se trouve à côté de lui : “Voyez, Miss Smith, ce que j'ai trouvé dans l’herbe — un fragment de mon cœur, de mon cœur brisé. Je l'ai trouvé dans l'herbe, je le porte sur ma poitrine.” » Elle fredonna les mots, sur le rythme de la valse mélancolique : « Mon cœur brisé ; ce verre brisé, car l'amour... » Elle s'interrompit et abaissa les yeux sur son livre. Sur la page de garde était écrit :
« A Sara Pargiter, son cousin. Edward Pargiter. »
Puis elle reprit « … car l'amour est ce qu'il y a de meilleur. »
Elle regarda le titre.
« L'Antigone de Sophocle, traduction en vers de Edward Pargiter. »
Elle lança encore un coup d'œil vers la fenêtre. Les deux danseurs avaient changé de place. Ils remontaient ensemble l'escalier de fer. Elle les suivit des yeux. Ils entrèrent dans la salle de bal. « Et si au milieu d'une danse, murmura-t-elle — elle se saisit de la chose, la regarde et demande : “Qu’est-ce que c’est ?” et ne trouve qu'un morceau de verre brisé... » Sally en revint à son livre.
Elle lut : « L'Antigone de Sophocle », le livre était flambant neuf. Il craqua lorsqu'elle l'ouvrit pour la première fois.
Elle relut : « L'Antigone de Sophocle, traduction en vers de Edward Pargiter. » Edward le lui avait donné à Oxford, par un chaud après-midi, pendant lequel ils s'étaient traînés à travers chapelles et bibliothèques. « Traînés et lamentés, fredonna-t-elle en tournant les pages, et il m'a dit, lorsqu'il s'est levé de son fauteuil bas, en se passant les doigts dans les cheveux : “Ma jeunesse perdue — elle lança un coup d'œil vers la fenêtre — ma jeunesse perdue.” » La valse atteignait son point culminant de mélancolie, d'intensité. Sally fredonna en mesure : « Il prit dans sa main ce verre brisé, ce cœur flétri, il m'a dit... » Ici la musique se tut. On entendit un bruit d'applaudissements, puis les danseurs redescendirent en foule au jardin.
Sally sauta des pages. D'abord, elle lut un vers ou deux, au hasard, et de l'accumulation des mots glanés ici ou là, surgirent des scènes rapides, imprécises, à mesure qu'elle feuilletait le livre. Le corps d'un homme assassiné gisait sans sépulture, comme un tronc d'arbre, comme une statue, un pied dressé, raidi. Des vautours se rassemblaient. Ils s'abattirent sur le sable argenté. Tanguant et titubant, les oiseaux à la tête trop lourde avançaient d'une démarche maladroite ; avec un flottement de leur cou gris, ils sautaient sur ce tas, là-bas — Sally tapota sa couverture en lisant — vite, vite, vite à coups de bec répétés ils piquaient la chair corrompue. Oui. Sally lança un coup d'œil sur l'arbre du jardin. Le corps non enseveli de l'homme assassiné gisait, étendu sur le sable. Alors, dans un nuage jaune, qui donc apparut en tourbillon ? Sally tourna vivement la page. Antigone ? Elle arrivait, surgissant en tourbillonnant du nuage de poussière, à l'endroit où les vautours se dandinaient, et elle lança du sable blanc sur le pied noirci. Puis voyez ! D'autres nuages, des nuages sombres. Des cavaliers sautent à terre. Antigone est capturée, on lui attache les poignets avec des lanières d'écorce et on l'emporte ainsi ligotée — où cela ?
Un éclat de rire monta du jardin. Sally leva la tête. Où l’emportent-ils ? se demanda-t-elle. Le jardin était plein de monde. Elle n'entendait pas ce qu'on disait. Les silhouettes allaient et venaient.
« Devant l'estimable cour de justice du dictateur respecté ? », murmura-t-elle, saisissant un mot ou deux au hasard. car ses yeux restaient fixés sur le jardin. L'homme s'appelait Créon. Il enterra Antigone. Par une nuit de clair de lune. Les feuilles de cactus étaient d'argent rigide. L'homme au pagne frappa trois coups sur la brique avec son maillet. Enterrée vivante ! La tombe était un monticule de briques. Elle avait tout juste la place de s'étendre, toute droite, dans une sépulture de briques. Et voilà la fin, se dit Sally. Elle bâilla et ferma le livre.
Elle se glissa sous les draps tièdes et lisses et tira un coussin sur ses oreilles. Le drap et l'unique couverture se collaient doucement à son corps. Au pied du lit un large espace de matelas demeurait frais. Les échos de la musique de danse s'atténuèrent. Le corps de Sally s'affaissa brusquement, puis toucha terre. Une aile sombre balaya son esprit, y laissa un vide, un espace blanc. Tout — la musique, les voix, s'étirèrent et s'estompèrent. Le livre glissa sur le plancher. Elle dormait.