1173 - En attendant Vendémiaire (2)

Publié le par 1rΩm1

 

 

EN  ATTENDANT  VENDÉMIAIRE

 

JOURNAL EXTIME

 

(17-22 septembre 2020)

 

2

 

18 septembre [suite], soir

Je calcule que, si je repasse par l’appartement, je serai en retard à mon rendez-vous avec François. Je renonce donc à y prendre mes médicaments et vais directement en bus jusqu’au café qu’il m’a indiqué.

Lui est en avance — comme à son accoutumée. Il est allé chez Gibert acheter des livres d’occasion, qu’il feuillette en m’attendant.

Il a grossi — durant le confinement, précisera-t-il ensuite. Il est toujours sobre pourtant.

J’ironise sur le Perrier qu’il a commandé, servi dans un verre ordinaire et non dans un bocal comme celui qui lui avait été servi Place du Marché Saint-Catherine, bocal qui m’avait été présenté entre-temps aussi à ****, tant les modes parisiennes finissent par être importées ailleurs.

Il se plaint — antienne que je lui ai entendue à diverses occasions, si ce n’est à chaque fois — de ne pas voir ses filles. L’une est accaparée par ses études de médecine ; l’autre se trouve en Côte d’Ivoire.

François commente cette étrange disposition — dit-il — aux voyages lointains et humanitaires. Comme je demande des éclaircissements sur cette incidente qui sonne un peu comme une provocation, il explique qui ni C*** ni lui n’étaient enclins à voyager. Il me dit aussi ne pas aimer voyager dans les pays du Maghreb en raison du passé colonial de la France. Encore ai-je demandé — à nouveau — ce qu’il entendait par ces considérations sibyllines, ne comprenant pas tout de suite le sens de son propos. Je me dis à part moi que l’on ne saurait se sentir si entièrement responsable du passé de son pays. Ce n’est plus tard que l’idée me traversera que François entendait formuler peut-être quelque reproche à mon endroit, ou, à tout le moins, quelque scrupule que je n’aurais pas… Me revient sur le moment le malaise de ne m’être pas toujours fondu dans la masse au Maroc, de m’être senti en quelque façon comme un Barbare en Asie et même m’être trouvé déplacé — et ce, dans l’acception polysémique que peut avoir le terme — dans quelques autres confins. J’ai aussi repensé à cet homme qui, à Marrakech, m’avait apostrophé violemment quand, pour ma part, mon retrait, mon air de ne faire semblant de rien, ne se voulait pas une agression, non plus qu'un désintérêt à l’égard de qui m’entourait : je ne désirais guère en l’espèce que me prémunir de toute transaction commerciale tandis que je sentais sur moi des regards ne cherchant guère qu’à hameçonner le touriste, mais me caparaçonnant assez vainement… (J’ai appris, au contact de Jacques — mais j’aurais eu, au vrai, de qui tenir, ma mère étant redoutable dans ce genre de transaction commerciale — quand nous étions en Indonésie,  que ne pas marchander un objet qu’on est désireux d’obtenir c’est être pris à coup sûr comme une victime consentante et quelque peu bête — un gogo, pour tout dire —, et que, toutes choses égales, il ne s’agit jamais de se lancer dans un marchandage si l’on n’est pas intéressé. Obtenir la moitié ou le tiers du prix initialement fixé par le marchand — quand bien même un indigène pourrait acquérir au huitième ou au dixième la même marchandise — étant un pari raisonnable entre les parties.)

Flandrin. Souk à Marrakech, 1920-1930.

Flandrin. Souk à Marrakech, 1920-1930.

Arpentant le souk de Marrakech, ce jour-là, j’entendais ne pas me laisser ferrer puisque je n’avais aucun désir pour quelque objet que ce soit, quoique décidé à rapporter deux paires de babouches, que j’achèterais dans un magasin d'artisanat géré par l'Etat — l’une à mon usage, l’autre, à celui de ma mère (les babouches en question ont fini aux pieds — j’espère qu’elle a l’usage — de Christine, ma mère n’ayant plus guère le besoin et ne les ayant portées, semble-t-il, qu'au tout début, pour me faire plaisir plutôt que par goût) et ayant tout de même rapporté du souk marrakéchois, mais un autre jour, une poterie que m’avait demandé Judith — dont je ne suis pas certain qu’elle ne lui ait plu —, que j'avais dument marchandée, trouvant un certain plaisir malgré tout à ce jeu de semi-dupes.

 

Naturellement, sur le moment, ma songerie ne m’emmène pas si loin. Mais je m’étonne — à coup sûr — que François semble n'aspirer qu'à la sédentarité. Comme je poursuis mes questions, il confesse pourtant qu’il arrive que l'atteignent les désagréments de l’existence à Paris, en raison du manque d’espace et du bruit en particulier. (Nous sommes installés, de fait, sur une terrasse où sévit le fracas d’un boulevard, et j’aurais préféré dîner, ne serait-ce pour cette raison, à un autre endroit.) Il a d'ailleurs envisagé de venir passer sa retraite à ****. Je lui dis que, à cela, il devrait trouver « dix bonnes raisons », avant que de sacrifier à pareille décision. Cette fois c'est lui qui me demande des éclaircissements. J'explique que, à part son frère qui y habite, je ne vois pas bien ce qui pourrait l’inciter à y revenir.

Je lui demande des nouvelles de Danièle. Lui me parle de la compagne de H****, dont il illustre et met en page un livre sur un film hollywoodien célèbre que, pour ma part, j’aime beaucoup. Nous parlons alors d’Elizabeth Taylor, que lui n’apprécie guère et à laquelle il oppose Grace Kelly — ce qui m’amuse d'autant plus que je ne lui ai toujours accordé qu’une beauté fade, qui m’est, quoi qu’il en soit, indifférente — alors qu’elle semble susciter chez François d’assez vifs fantasmes !

Je retrace mon déjeuner avec Raphaël avant que nous ayons été confinés pour la première fois.

La maison de ****, où habitaient ses parents et son oncle, sera bientôt enfin vendue. Il est impatient que la vente soit effective : il a peu travaillé durant le confinement, les commandes tournant au ralenti.

Il ne fait plus de vélo. Après plusieurs incidents et accidents, il a peur désormais (ce qu’il m’avait raconté la fois précédente). Et, précise-t-il, comme il doit rentrer en RER, il ne s’attardera pas.

 

Le restaurant dans lequel il a réservé nous sert des plats portugais bien cuisinés, mais que gâchent un excès de sel. Je commande un cheesecake en dessert.

Il est bientôt vingt-deux heures. Nous avons passé une soirée agréable sans trop sacrifier à des souvenirs communs d’une époque dorénavant révolue, travers qu’il partage parfois avec Danièle, laquelle vit décidément dans la mémoire de J.-P., alors que que je préférerais avec elle convoquer le présent — et qu’elle livre davantage d’elle-même plutôt que vivre à l’ombre ainsi de son frère (dont elle a d'ailleurs épousé le meilleur ami)…

Je raccompagne François jusqu’à la station de métro la plus proche et rentre ensuite à pied.

*  *  *

Il est vingt-trois heures lorsque je me couche, assez éprouvé par les vingt deux mille pas et les dénivelés parcourus durant la journée.

Je m’endors bientôt — et dors jusqu’à l’heure inhabituelle de sept heures vingt.

(à suivre)

 

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