1169 - Journal de l'hôpital (3)

Publié le par 1rΩm1

 

 

 

Journal de l’hôpital

(25 mai - 5 juin 2020)

Journal d'un rescapé

 

Work in progress

 

3

 

25 mai 2020 / 20 février 2021 sq.

Mais c’est assez de reculades : après l’avoir différé d’au moins deux crans, je dois, autant que l’autorise le souvenir, empoigner le sujet.

*  *  *

Le vingt-cinq mai deux mille vingt, j’ai travaillé sans relâche toute la matinée. J’ai étouffé sous les copies — deux à trois fois plus longues à corriger que d’ordinaire du fait qu’elles avaient été dactylographiées —, j’ai suffoqué devant l’écran, l’œil rivé à ma lecture, tant celle des propos des étudiants que celle de mes commentaires fleurissant sous les espèces d’arborescences multiples visant à pointer des erreurs de détail, tout en relisant et rectifiant à la virgule près ma rédaction afin de signaler des vices de forme et de fond, de méthodologie et de contenu — tant et si bien que j’ai eu le nerf optique vrillé et le cerveau déjà attaqué par quatre heures de travail intense.

Abandonnant la partie alors que je n’en peux mais, je monte d’un étage pour me préparer à déjeuner.

Pris d’un étourdissement soudain entre le salon et la cuisine — j’ai peut-être perdu connaissance un instant, comment savoir ? —, j’ai agrippé le canapé et me suis allongé, tâchant de calmer l’emballement de la machine, tout en songeant à l’origine probable du mal qui déferlait. D’ailleurs, même si je pouvais remuer la main, mon bras droit était curieusement recroquevillé et raide, décrivant un angle droit, comme prostré vers mon centre, pointant vers mon ventre, même s’il pouvait lui aussi — mais avec des lenteurs inhabituelles et sans réelle amplitude — remuer.

J’avais perdu, en revanche, l’origine de la parole.

*  *  *

Que pouvais-je faire, sinon attendre que l’emballement se calme ? A mesure, je me rassérénais un peu, très peu toutefois assez en l’occurrence pour attendre et espérer que la femme de ménage, dont l’arrivée était prévue vers les quatorze heures, me découvrirait et saurait m’aider à faire face à la situation…

*  *  *

Elle arrive enfin. Je parviens à ouvrir la porte. Avec force gestes et mimiques, j’exprime ma détresse. Dans un premier temps, elle s’affole, ne sachant à l’évidence quoi faire. Elle a l’idée, cependant, de téléphoner à mon père — dont elle connaît le numéro, puisque elle fait depuis bien plus longtemps le ménage chez lui que chez moi, lui-même m’ayant donné ses coordonnées après que Mme V*** est partie à la retraite à la fin d’avril 2019.

 

Je sais évidemment que plus une intervention tarde, plus le mal occasionne de dégâts. Je me mets à la fenêtre pour guetter l’arrivée de mon père, bien informé pour le savoir aussi…

Dans l’attente, je suis très agité, je ne peux résoudre à demeurer en place, allant sans cesse à la fenêtre et d’une pièce à l’autre, ce qui jette la femme de ménage dans un grand désarroi.

 

Mon père arrive, flanqué de ma sœur et de ma mère. Est-ce sur le moment ou auparavant qu’il a appelé les urgences ?

Je continue, toujours incapable de parler, de m’agiter, d’aller et venir, ne voulant que me mettre en route, aller à l’hôpital.

Pour ce faire, je chausse deux mocassins dépareillés — qui atteste la confusion dont je peux faire preuve, erreur que répare ma sœur ou mon père.

*  *  *

1169 - Journal de l'hôpital (3)

Je ne crois pas avoir été transporté sur un brancard. Il me semble avoir marché de concert avec une jeune femme et un jeune homme, avoir descendu les deux étages qui me séparaient du véhicule de secours. Je suis certain, en revanche, qu’on m’a intimé, sur un ton rassurant, l’ordre de m’allonger, cependant qu’on tenait des propos lénifiants.

Je surveille, allongé, notre progression de rue en rue. (J'ai noté quelques jours plus tard ceci : Voyage inconfortable. Cahots.) Je souhaite avec la dernière ardeur qu’on aille le plus vite possible, et ne me sens véritablement rassuré que devant les portes des urgences — qui s’ouvrent comme celles d’un vaste garage et mènent directement au bloc opératoire, des blouses blanches et des bouches masquées se trouvant là pour m’accueillir, deux hommes [?] et au moins autant de femmes [?] ayant cédé la place à ceux qui m’avaient véhiculé, et bientôt penchés tels des mages au-dessus de mon nouveau berceau, un homme parmi eux me questionnant et donnant des ordres brefs, assurés et précis.

*  *  *

J’ai dû être endormi sans qu’il m’en souvienne exactement. Etant donné la nature de l’intervention, je suppose que je n’ai pu demeurer conscient ni éveillé. Du bloc à la chambre, il a bien fallu qu’on me transportât.

Mes esprits revenus, je me sais sauvé, mais ne sais, en revanche, comment rassembler mes pensées puisque je ne recouvre que des lambeaux de langage — un langage déjà naufragé, dont je tente inlassablement de faire émerger des noms…

 

Nuit du 25 au 26 mai [?]

Car j’arrache, oui, à la nuit des noms. Obstinément, je tâche que me soient relâchés, dans la gangue rétive et ténébreuse de la mémoire, les noms de proches ; y revenant sans cesse comme à ma seule planche de salut, je tente de desserrer ces noms captifs, tels des doigts qui résistent furieusement et dont on veut à toute force qu’ils s’ouvrent : il s’agit non seulement de ressaisir ces noms pour ce qu’ils sont, mais tout autant de mentalement se les prononcer avec leurs flamboiements de voyelles et leurs crépitements de consonnes. Jamais tant que cette nuit-là, je n’aurai donné raison à l’adage nomen omen, tant les noms des personnes redonneraient vie dans mon esprit aux êtres qu’ils incarnaient proprement, tandis que ne pas les retrouver était les perdre autant que se perdre moi-même. Des griffes de la ténèbre, les noms que je libérais — j’en avais conscience, voire j’en éprouvais une foi aveugle — seraient la possibilité d’une renaissance. C’est, par conséquent, à cela que je me suis entièrement livré durant cette nuit entrecoupée de mauvaises songeries, entre deux somnolences dues à l’épuisement.

1169 - Journal de l'hôpital (3)

Je ne sais s’il est vrai qu’au moment de sa propre mort celui qui va de vie à trépas voit re-défiler à l’envers sa vie, cependant, je m’employais alors, de toutes mes forces, non pas à recouvrer mes souvenirs, mais à ré-enchanter les noms contenant en eux-mêmes les raisons que, dans un proche passé, j’avais de vivre et d’espérer. Le désespoir m’accablait alors de ne pas retrouver ces noms dont j’avais bien l’esprit, mais dont m’échappaient, parfois, malgré quelque escarbille déchirant la fumée dense, toutes les lettres, tous les sons.

Je me souviens que le prénom qui m’est revenu le plus aisément et dont je suis parvenu à articuler mentalement les sons est le véritable nom de Marthe, tandis que c’est au prix d’essais renouvelés, durant en vain un  très long temps, que je retrouve celui de T. Je m’obsède de l’impossibilité que ma sœur et P*** aient le même prénom, puisque n’ayant pas le même sexe, sans songer que, outre ces prénoms épicènes, les distingue un E terminal.

Puis, mon inventaire achevé, je fais le chapelet de ces noms retrouvés, que je me récite comme un long ruban de litanies parce que, assurément, perdre un de ces noms serait faire mourir la personne qui le porte — même s’il est probable, en ma nuit d’alors, que j’invoquais tout uniment vivants et disparus, les confondant dans une même existence et les (res)suscitant…

 

* * *

Evidemment, c’est un tout autre langage, tout occupés à leur tâche non pas psychopompe mais destinée à me réparer, que tenaient sur mon cas les soignants de l’hôpital — soignants dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils s’interdisaient toute métaphore. J'en reproduis la prose clinicienne, précise et appliquée :

 

Motif de l’hospitalisation

AVC ischémique dans le territoire de l'artère cérébrale moyenne gauche sur thrombus de la carotide interne gauche

Histoire de la maladie : le 25/05/20 à midi le patient présente des troubles phasiques d’apparition brutale associée à un déficit hémicorporel droit.

Il est orienté en filière alerte AVC […]. À son arrivée à l'IRM à 15 heures, le score NIHSS est à 10 avec : des troubles phasiques majeurs avec persévérations sur le nom ainsi que des troubles de la compréhension des ordres semi-complexe, il est constaté une main creuse à droite sans autre déficit moteur, pas de trouble sensitif, extinction visuelle droite.

 

L'IRM cérébrale montre un hypersignal en séquence diffusion dans le territoire postérieur superficiel de l'artère cérébrale moyenne gauche avec présence d'un thrombus au niveau de la carotide interne gauche ; signe de ralentissement vasculaire en séquence flair ; mismatch en séquence de perfusion

[…]

Décision [est prise] de réaliser une thrombolyse intraveineuse qui est débutée à 15 h 55 par Alteplase (bolus de 6mg + 49mg en IVSE sur 1 h).

[…]

Puis transfert en salle d'angiographie. L'artériographie met en évidence une sténose subocclusive courte post bulbaire de l'artère carotide interne gauche, avec retentissement hémodynamique, sans tandem intracrânien.

Angioplastie et stent de la sténose permettant une réouverture satisfaisante. A noter quelques projections emboliques très distales M4 pariétales sur la dernière série de contrôle.

250 mg d'aspirine donnée en fin de procédure.

 

Transfert dans notre service pour la suite de la prise en charge.

[…]

 

Examen clinique

Examen clinique au retour dans le service après thrombectomie mécanique :

Patient conscient, Glasgow 15

Neurologique : Score NIHSS à 11 avec : aphasie sévère (peut dire "oui", "non" et son prénom), compréhension des ordres simples, extinction visuelle droite, paralysie faciale centrale droite, main creuse à droite, pas de déficit du membre inférieur droit, ataxie non testable

pupilles intermédiaires, symétriques et réactives

Réflexes ostéoteodineux bien perçus, vifs et diffus au MID

RCP cn flexion

A priori pas de déficit sensitif

Marche non évaluée

Cardiovasculaire : les bruits du cœur sont réguliers sans souffle audible, pas d'œdème des membres inférieurs, pas de signe de thrombose veineuse profonde, pas de douleur thoracique

Pulmonaire : murmure vésiculaire bilatéral et symétrique sans bruits surajoutés, absence de toux ou de dyspnée

Abdominal : l'abdomen est souple, dépressible, indolore, bruits hydro-aériques perçus, pas d'HSMG à la palpation.

(bilan à suivre !)

 

 

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