1174 - Journal de l'hôpital (5)

Publié le par 1rΩm1

 

 

1174 - Journal de l'hôpital (5)

 

Journal de l’hôpital

(25 mai - 5 juin 2020)

Journal d'un rescapé

Work in progress

5

 

1174 - Journal de l'hôpital (5)

 

26 mai 2020, matin [?] / 16 mars 2021 sq.

J’ai tracé quelques jours plus tard au crayon de papier ces quelques lignes rendant compte de la première visite, dès le lendemain de mon arrivée à l’hôpital, de l’orthophoniste :

Mardi Visite de l’orthopédiste [sic]

J f sym[b]pathique

Ma bouée.

Je veux écrire. Je me dis. Je va técrire

[J’ignore s’il ne s’agissait pas d’une « forgerie » quelconque, d’un jeu de mot tout volontaire : j’incline néanmoins à penser que la proposition était la suivante : je vais t’écrire au sens de je vais écrire pour toi].

Elle arrive donc, ma bouée, sous les espèces d’une Pythie toute bénigne et douce, assez longue et fine jeune femme brune d’une trentaine d’années, dûment masquée — même si, pour les besoins de la cause, elle fera tomber à l’occasion le masque qui cagoule les mots afin de me montrer où se forme tel ou tel point d’articulation, en exagérant pour la circonstance les mimiques nécessaires afin que je puisse, puisque je veux en ressaisir la pulpe, mimer à mon tour les sons qui composent le feuilleté des mots, imprononçables pour certains.

* * *

Je va técrire. Durant ces premiers jours d’hôpital, je ne peux me déprendre du fantôme parlant de ma mère. Je sais avec précision la portée du mal dont elle souffre à la suite d’un accident vasculaire cérébral survenu douze ans auparavant, lequel a ruiné de manière irrémédiable ses capacités à lire et à écrire, puis altéré de plus en plus ses facultés cognitives, jusqu’à ne plus connaître aujourd’hui que oui ou non.

 

Or, à partir du moment où je comprends que je peux encore lire, je ne doute plus que je pourrai écrire. Je comprends que c’est le langage parlé seul qui a presque entièrement fait naufrage, mais que le reste est demeuré à peu près intact. Je tiens donc le pari que je pourrai être rééduqué à l’expression, écrite et orale. Voire : je hasarde ce rêve que nous pourrions, ma mère et moi réunis, faire en quelque sorte ensemble front aux troubles phasiques, si différents pourtant, qui nous accablent, et, bifrons, aplanir les difficultés se présentant à mesure… (En vérité, j’avais aussi cette prescience particulière que ma mère souffrirait de me voir déficient ou démuni avec les mots, et je désirais surmonter, avec toute l’énergie que je pouvais convoquer, le handicap, si extrême fût-il, dont je me voyais victime.)

Naturellement, ce fantasme du fils qui rédimerait le défaut de langage de la mère — et inversement —, pour être si grossièrement freudien, ne se présentait pas dans des termes aussi clairs à mon esprit. Mais je pensais continuellement à elle, et j’ai vécu les premiers jours de mon hospitalisation accompagné de son ombre. Et je me suis juré — ou plutôt j’émettais alors le vœu conjuratoire — que je parviendrais à surmonter tout ou partie du handicap dont je voyais néanmoins toute l’étendue, et que je réparerais en quelque sorte pour deux la part perdue de l’une tout en reconquérant l’autre en moi, ces défauts d’articulation qui m’atteignaient — alors que les mots s’enchaînaient avec de moins de moins d’encombre dans ma pensée.

 

J’admets volontiers la vanité (au sens double du terme) d’une telle pensée. J’admets en effet ce qu’il pouvait entrer d’orgueil excessif dans le programme qui m’animait alors ; mais j’y puisais réconfort et force — après et au-delà l’abattement des premières heures.

Aujourd’hui, comment d’ailleurs ne pas songer à ce qu’a de symbolique pareille songerie ? Car la langue est toujours maternelle — et ma mère a bien été l’interlocutrice privilégiée des années de la petite enfance durant lesquelles j’ai appris à parler (et c’est pourquoi, bien sûr, le scandale est grand d’avoir vu de plus en plus sa capacité d’expression retirée à celle qui a été l’initiatrice au langage articulé, jusqu’à l’aphasie quasi totale d'aujourd’hui).

Dès que j’ai pu parler, je me suis montré vorace de mots. Je la pressais de questions — auxquelles, quand elle n’en pouvait plus, parfois, elle opposait un terme brutal… Mais j’apprenais à son contact — et, si je ne m’en souviens pas, je suis cependant certain de l’étendue du continent que je découvrais par son intermédiaire —, d’autant que ma mère se voulait une locutrice impeccable, maniant une langue précise — allant jusqu’à ce que les linguistes, je crois, nomment « hypercorrection », qualité ou travers dont j’ai, nolens volens, hérité. Son élocution, elle aussi, était exigeante, articulée, soignée, contrairement d’ailleurs à la mienne — en ce que j’avale volontiers partie des syllabes que je dégurgite du bout des lèvres à voix souvent basse en raison de la timidité qui a été la mienne dès lors que j’ai compris, après avoir tant bavassé auprès d’elle, que je mènerais jamais la dragée très haute aux éléments qui peuplaient le continent que j’explorais — avec plus en plus d’effroi —, maladie qui m’a atteint très tôt et que seule la fonction d’enseignant aura jamais contrariée. (Cette élocution frappée au sceau de l’élégance, du souci du vocable juste, de la prononciation claire et audible, est, j’y songe, de celle de toute une génération, tant et si bien que je la retrouve chez A., même si une douzaine d’années la sépare de ma mère.)

* * *

(à suivre)

 

 

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