1177 - Pages choisies : Virginia Woolf (3)

Publié le par 1rΩm1

 

    de Virginia WOOLF, Années (traduit de l’anglais par Germaine Delamain, revu par Colette-Marie Huet), l’Œuvre romanesque, Tome III, Stock, 1979, pp. 419-420 :

1177 - Pages choisies : Virginia Woolf (3)

    North eut l'impression que tout se revêtait d'ennui. Sa tante les enveloppait d'un réseau, elle les obligeait à se sentir d'une même famille ; il devait réfléchir aux liens qui les unissaient ; la sensation n’avait rien de réel.
    « Oui, nous sommes chez Connie », disait Milly. Ils étaient venus pour un match de cricket.
    North baissa la tête et regarda ses souliers.
    « Et je n'ai rien su de tes voyages, Nell », continua Milly.
    North écoutait les petites questions de sa tante qui se déversaient dans un moite clapotement. Elles tombent, et tombent, et couvrent tout, songeait-il. Mais il avait une telle surabondance de contentement qu’il parvenait à faire joyeusement tinter jusqu'aux paroles qu’elle prononçait. Est-ce que la tarentule mordille ? Est-ce que les étoiles scintillent ?… Et moi, où passerai-je la soirée demain ? se disait-il, car, d’une carte placée dans la poche de son gilet, des rayons émanaient spontanément, sans aucun égard pour les scènes accessoires qui oblitéraient le moment présent. Milly continuait son bavardage. Ils étaient descendus chez Connie, qui attendait Jimmy, de retour de l’Ouganda... North perdit le fil, car il entrevoyait un jardin, un salon ; et le premier mot qu'il enregistra ensuite fut « adénoïdes ». C'est un joli mot, songea-t-il, le séparant de son contexte ; à la taille de guêpe bien marquée, et à l'abdomen dur, brillant, métallique, un mot qui pourrait servir pour décrire un insecte... mais à cet instant une silhouette volumineuse apparut, constituée surtout d'un gilet blanc bordé de noir. C'était Hugh Gibbs, qui les dominait de sa masse, et North se leva d'un bond pour lui offrir sa chaise.
    « Mon cher petit, tu ne te figures tout de même pas que je vais m’asseoir là-dessus, dit Hugh, tournant en dérision la chaise légère que North lui offrait. Il va falloir que tu me trouves — il regarda autour de lui, mains plaquées de part et d'autre de son gilet blanc — quelque chose de plus substantiel. »
    North lui avança un siège capitonné. Il s'y laissa choir avec précaution.
    « Tchou-tchou-tchou », fit-il en s’asseyant.
    Et North s'aperçut que Milly faisait : « Tut-tut-tut. »
    Voilà à quoi aboutissent trente ans de vie commune, entre mari et femme — tut-tut-tut et tchou-tchou-tchou. On aurait cru entendre des bestiaux ruminer plus ou moins distinctement dans leur étable — tut-tut-tu­t et tchou-tchou-tchou — en piétinant la paille douce et fumante de leur litière, de la même manière qu'ils se vautraient jadis dans les marais primitifs ; nombreux, prolifiques, à peine conscients, se disait North, tandis qu'il écoutait d'une oreille distraite le jovial clapotement, qui soudain s'adressa à sa personne.
    « Combien pèses-tu, North ? lui demandait son oncle, le mesurant du regard de haut en bas, comme s'il s'agissait d'un cheval.
    — Il faudra que tu nous fixes une date, ajouta sa tante, quand les garçons seront là. »
    Ils l'invitaient à venir chez eux en septembre, aux Tourelles, pour la chasse au renardeau. Les hommes chassaient et les femmes — il regarda sa tante comme si elle pouvait, à l'heure même, se diviser et répandre ses petits sur ce fauteuil-là — oui, les femmes se divisent en bébés innombrables. Et ces bébés en ont d'autres, qui ont des… adénoïdes. Le mot reprit, dénué cette fois de signification. North s’enfonçait, il succombait sous ce poids ; jusqu'au nom inscrit dans sa poche qui s'effaçait. Est-ce qu'on ne peut rien faire contre cela ? se demanda-t-il. Rien en dehors d'une révolution. L'idée de la dynamite, qui fait éclater des mottes de lourde terre qu'elle projette en forme d'arbre, lui revint à l'esprit, un souvenir de guerre. Mais tout ça des balivernes, se dit-il, la guerre : balivernes, balivernes. Il se rappelait le mot de Sara, « balivernes ». Alors que reste-t-il ? Son regard tomba sur Peggy, qui parlait à un inconnu. Vous autres docteurs, hommes de science, pourquoi ne versez-vous pas un petit cristal dans un verre, quelque chose d'étoilé, d'aiguisé, pour le leur faire avaler ? Du bon sens, de la raison, étoilés, aiguisés. Mais consentiraient-ils à le boire ? North examina Hugh. Il gonflait et dégonflait les joues à sa façon en disant tut-tut-tut et tchou-tchou-tchou. Le boiriez-vous ? demanda en lui-même à Hugh.

 

 

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