1183 - En attendant Vendémiaire (5)
EN ATTENDANT VENDÉMIAIRE
JOURNAL EXTIME
(17-22 septembre 2020)
5
Lundi 20 septembre [suite], soir
B. me téléphone alors que je m’engage sur le Pont Louis-Philippe, endroit où nous nous retrouvons cinq minutes plus tard.
Nous nous asseyons à la terrasse d’un café, à un angle de la rue de l’Île.
B. porte un masque transparent qu’elle s’est procurée sur ses propres deniers en raison de ses patients autistes et sourds, favorisant ainsi une communication optimale par l’expression du visage pour les uns, et permettant, pour les autres, la lecture labiale. Elle donne ces explications, mais sans s’appesantir, ni verser dans des théories complotistes au sujet de la crise sanitaire, comme l’avait prétendu Simone à son propos. Et nous nous accordons de toute façon sur les inconvénients du port du masque.
Elle a rendu visite durant l’après-midi en compagnie d’une cousine à une parente en fin de vie à l’hôpital. Quand la conversation languissait, la cousine s’efforçait d’en remplir les vides, et, quoi qu’il en soit, sa visite s’est avérée plutôt éprouvante. Je lui dis que je trouve, à rebours, étrangement reposantes, alors que nous nous parlons si peu — particulièrement moi qui répugne aux paroles lénifiantes lorsqu’elles s’apparentent aux apaisements bêtifiants —, mes visites à ma mère en compagnie de mon père. Nous évoquons assez longuement la situation dans laquelle se trouve cette dernière dorénavant.
Elle a plaisir à ne travailler que quatre jours désormais et à disposer de son lundi. Elle n’envisage pas pour autant de prendre sa retraite dans l’immédiat. Il est vrai que sa situation pécuniaire, ces dernières années, a toujours été tendue. Elle me parle du toit que la copropriété devra bientôt réparer. J’apprends qu’incidemment qu’elle possède les plus nombreux tantièmes de l’immeuble. Pourtant, je songe pourtant à part moi que son deux-pièces n’est pas bien grand.
En plus de ses cours de danse (Simone et elle se sont connues quelque trente-cinq ans auparavant, la seconde ayant été longtemps l’élève de la première), elle prend des cours de yoga.
Elle m’interroge beaucoup sur les troubles phasiques dont je suis la proie. Je retrace donc dans ses grandes lignes la rééducation que je suis depuis le mois de juin.
Je songe soudain qu’il me manque du pain pour le déjeuner du lendemain. B. m’indique une boulangerie toute proche, où je me rends sans tarder. Ce n’est qu’au moment où je franchis le seuil de la boutique que je m’aperçois que je n’ai pris de masque. Je produis de plates excuses, dans un bredouillis qu’augmente mon embarras, au boulanger, lequel me sert malgré tout sans ciller.
Nous échangeons avec le garçon des plaisanteries au moment de payer, qui nous a tendu une carte indiquant le nom, l’adresse du café. B. amorce je ne sais plus quel badinage. « Il y a mon numéro de téléphone » réplique, le serveur. Je renchéris : est-ce son téléphone personnel ? Il opine, tout en précisant, toujours sur le même ton pince-sans-rire : « C’est pour Madame, pas pour Monsieur. » Je le détaille alors : il est grand, bien découplé, la quarantaine tout au plus, assez beau garçon à ce qu’il semble de son visage en partie dissimulé. Je mine la confusion et le dépit.
Nous nous rendons ensuite au restaurant. Nous sommes bien accueillis par le restaurateur, qui ne tarde pas à tomber le masque.
B. et moi commandons les mêmes plats. Les mets et les vins sont bons. Nous aurons seulement à déplorer que s’installent, quoique pas tout fait à proximité le gérant de l’établissement ayant pris soin de respecter toute « distanciation sociale », quatre célibataires trentenaires en goguette, caricaturaux par bien des aspects, qui parlent beaucoup trop fort et n’ont rien d’intéressant à se déballer que des forfanteries sur leur vie professionnelle ou sentimentale.
N’étaient donc ces jeunes gens, la soirée serait parfaite, mais au moins alimentent-ils — à ce moment-là du moins — notre conversation, B. commentant les mœurs des jeunes gens, qui, dit-elle, ont grandi sous les casques et dans une capitale contaminée par un constant vacarme. La remarque ne manque pas d’à-propos, puisque nous couvrons les voix indiscrètes du quatuor, lequel se constitue le plus souvent en deux duos, alors même que le recours fréquent aux téléphones portables n’épuise pas pour autant le quatuor discordant qu’ils font subir. Une autre tablée de cinq personnes plus âgées s’est entretemps installée. B. s’amuse que trois des femmes sont habillées en rouge, et je fais remarquer que l’aînée de toutes fait exception.
Nous passons un moment détendu malgré tout, et B. paraît contente de sa soirée. Je note qu’elle ne parlera pas de A., tandis que, pour ce qui me concerne, j’oublie de mentionner le décès de R.
Je l’accompagne jusque Pont-Marie. Nous avons parcouru une centaine de mètres quand elle me fait remarquer que j’ai à nouveau oublié de m’affubler du masque…
Je poursuis à pied jusque Bastille, mais, fatigué, décide de prendre le métro.
Nuit
Je dormirai assez mal, tiré de mon sommeil après une heure trente du matin pour un voisinage bruyant.
Je finis par me rendormir, rêvant que je revois Eté 85, dont on a modifié la fin et proposé un dénouement heureux, ce qui dénature tout à fait le film…
J’assiste ensuite à des cours assommants et échappe de justesse à des examens grâce au secours de quelqu’un que, dans mon songe, — même si elle ne lui ressemble guère — j’assimile à Christine, puis me réveille soulagé à l’idée que tout cela n’était qu’une de ces fantaisies nocturnes, qui, quoi qu’on en ait, nous burinent l’esprit…