1186 - Journal de l'hôpital (11)

Publié le par 1rΩm1

 

Journal de l’hôpital

(25 mai - 5 juin 2020)

Journal d'un rescapé

Work in progress

11

 

Dimanche 31 mai 2020

Je m’attelle à un bouillon de message, que j’aimerais mieux rédigé et plus substantiel que les précédents, en direction de T. :

T.

Merci pour tout tout, pour tes appels à [Judith], à [Aymeric] — toi, qui n’aimes [un mot illisible et rayé] bien pas bien [une esquisse de mot, biffée] des télépholages téléphonages ^^ !

Bonjour à [rayé et remplacé par :] Bises à [Marthe, M.-C., Paul]. Amitiés,

PS Chevillard me manque ^^ !

N’essaie pas de [pour : essaie] de ptempérer les ardeurs de [Judith], qui prev [interrompu et ininterprétable]

Je rassemble ensuite ce que je peux de mes forces diminuées pour composer avec une lenteur inouïe, inédite, une version exempte d’erreurs et fluide, qui vise à rassurer T. et d’autres de mes amis, à lui rendre hommage aussi, et ce, au prix d’efforts considérables ; j’y réussis assez — trop peut-être, parce que cela contribuera à le leurrer sur mes capacités d'expression : je serai bientôt submergé de messages, contre lesquels je voudrai par la suite me prémunir et décourager les ardeurs. En voici le texte quoi qu’il en soit :

T.,

Merci pour avoir fait le go between auprès Judith et Aymeric 🙂

(je sais pourtant que je n'aime pas les téléphonages 😄)

Mes parents ont fait porter des affaires hier, dont un téléphone, à l'instar de  Christine la veille qui avait écrit une lettre.

Le langage oral est un bredouillis de consonnes que traverse parfois une voyelle reconnaissable 😕 : ça prendra des mois !

Heureusement l'esprit fonctionne assez bien...

Je suis bien entendu très fatigué...

Embrasse Marthe, M.-C. et P. 

Toutes mes amitiés, 

Romain

PS quelle idée a eue Judith de souhaiter venir à **** : si elle t'en parle, dissuade-la, stp ! J'ai besoin d'un repos absolu...

Évidemment écrire prend une énergie folle, du type de la forêt abattue pour construire la cabane de Flaubert — la littérature en moins 😂

À plus tard.

Et lui de me répondre dans l’heure :

Bonjour Romain,

Ton père m'avait déjà donné vendredi des nouvelles très encourageantes, mais ce message est plus que rassurant ! Je vois avec soulagement qu'en effet tout fonctionne encore parfaitement à l'intérieur et que tu n'as rien perdu sur le plan du langage écrit : c'est formidable !

Que l'oral nécessite une rééducation, c'est bien sûr une perspective pénible. Mais je suis certain que tu auras la détermination nécessaire pour mener cela à bien. Et puis, en attendant, tu auras toujours la ressource de l'écrit pour communiquer.

Effectivement, j'ai déjà un peu dû réfréner Judith lorsque je l'ai contactée, notamment en lui rappelant que les hôpitaux devaient certainement être encore quasi-confinés.

Si tu ne contactes pas directement nos camarades, je vais le faire immédiatement. D'ailleurs, pour info, Marthe a perdu son smartphone vendredi dernier à **** quand nous avons changé de "banc" à l'arrivée de M.-C… Eh oui, M.-C. s'est enfin déconfinée (avec une visière en plastique, tout de même) pour venir un peu parler avec nous de ce qui t'était arrivé (elle n'est pas suspecte d'être venue pour la bière)... Les recherches du smartphone sont restées vaines, mais j'ai trouvé sous la banc en question un petit sachet plastique orné d'une feuille de cannabis et contenant une bonne quantité de cette substance. La substitution n'a pas enthousiasmé Martine et personne n'a semblé intéressé par ma trouvaille, hormis Pascal qui a vaguement humé le sachet fermé, sans rien sentir de cette façon bien sûr, mais en craignant ensuite d'avoir attrapé le covid...

Tiens-nous au courant donc,

Courage et à très bientôt !

T.

* * *

Dans l’agenda où j’ai griffonné, je trouve aussi ces lignes :

Je renonce renonce [renonce — oui] provisoirement [une biffure illisible] à lire + 2 pages du re roman de Simenon que j’ai entamé.

De fait, je ne comprenais rien à ma lecture. Je croyais pourtant (sans doute avais-je tort…) Simenon facile à lire. Probablement était-ce également la pensée de mon père en me faisant parvenir un volume de son œuvre. Parce qu’il appartenait à la bibliothèque familiale, c’est d’ailleurs un romancier que, très jeune, j’ai beaucoup lu, appréciant davantage les romans « psychologiques » que la série des Maigret, le personnage me semblant manquer de relief, et je me rappelle que m’avait impressionné le Coup de lune — une histoire de couple en Afrique, me semble-t-il, se déchirant à qui mieux mieux, récit qui m’a tout autant impressionné que les mauvais Coups de Roger Vailland, lu un peu plus tard, et qui n’a pas peu contribué, dès l’adolescence, à me garder de la vie de couple.

Les mauvais Coups (film de François Leterrier, 1961)

Les mauvais Coups (film de François Leterrier, 1961)

J’étais mortifié de ma soudaine nullité à parcourir ces pages sans rien y comprendre, une fatigue extrême laminant les phrases, dont je relisais certaines sans plus de résultat, le texte me paraissant imagé en diable : protagonistes — pourtant en nombre limité — et situation (dont m’échappait la clé, même si je comprenais vaguement qu’elle reposait sur une imposture) me paraissaient opaques, et c’est à raison de deux pages tout au plus, pages plusieurs fois (partiellement) recommencées, que je progressais, tant et si bien que j’ai fini par renoncer après un premier chapitre, tout court fût-il.

J’ai rendu le volume à mon retour d’hôpital sans jamais oser entre-temps me remettre à sa lecture.

*  *  *

Mars 2021

Depuis, il me semble lire des œuvres autrement plus complexes. Kafka (le Château) m’a d’ailleurs donné bien du souci, occasionnant bien de la lenteur. Mais Proust (ré-entamé et ré-abandonné), plus encore Virginia Woolf (dont Années et Instants de vie m’ont procuré quelques bonheurs de lecture dont j’ai déjà et aurai encore à faire part) ont nourri mes ambitions littéraires du moment sans trop me rebuter.

Entre-temps, parce que j’avais vu l’adaptation qu’en avait fait François Ozon en juin, j’ai eu envie de relire la Danse du coucou d’Adam Chambers. (J’avais lu le roman par hasard avec beaucoup de plaisir quelque trente ou trente-cinq ans auparavant, puisque j’en avais trouvé le volume abandonné sur un muret de l’immeuble en face de chez moi…)

* * *

Il n’en demeure pas moins que, même aujourd’hui, douze à quinze minutes suffisent pour finir par brouiller la compréhension de ce que je lis.

Je reporte alors à plus tard et, fractionnant en plusieurs fois, parviens à avancer dans les livres à une vitesse qui me paraît presque normale — qui semble suffisante en tout cas pour que je n’en perde pas le fil…

 

 

 

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