CCVIII - Je suis hanté : l’Asie, l’Asie, l’Asie, l’Asie !… (3) [archive GA]
Je suis hanté : l’Asie, l’Asie, l’Asie, l’Asie !… (3)
[Lettre à Lindsay, juillet-août 1987]
Lundi 20 juillet [1987]. Yogyakarta [suite].
Il a fallu venir à Yogyakarta — la capitale historique et culturelle de l’Indonésie — pour prendre toute la mesure de l’enfer jakartanais. Car, en comparaison, ici tout n’est qu’ordre et beauté, calme et volupté (ici, pas d’égouts à ciel ouvert qui ont la largeur d’une rivière !)... Certes, ce petit monde grouille encore de partout, mais les rues ont des trottoirs où marcher, et le climat y est nettement plus doux que dans la capitale...
Ici, le moindre voyage organisé pour les touristes est « sponsorisé ». Nous rendant à Borobudur
et Prambanan — deux temples bouddhistes —,
nous avons finalement atterri dans une boutique où l’on fabrique et travaille l’argent, puis été débarqués dans une autre boutique où j’ai préféré ignorer ce que l’on fabriquait... D’être pris pour une vache à lait alors qu’il est seize heures et que la faim tenaille, cependant que vos compagnons de voyage courent dépenser leurs roupies pour quelque horreur ciselée, a tout pour faire haïr le tourisme international...
Que Jacques parle l’indonésien, cependant, débrouille — ou débroussaille —, semble-t-il, bien des situations. Il a plaisir, en outre, à des marchandages infinis avec les conducteurs de becak — cyclopousse locaux — en particulier. La course s’achève d’ailleurs généralement par une réévaluation du prix initial, c’est-à-dire que Jacques donne bien davantage que le prix préalablement arrêté ! Il est vrai que l’on nous voit arriver de loin et qu’est doublé pour nous, clients bien blancs, le tarif usuel : Jacques aurait tort de ne pas marchander...
A Solo, où nous avons été trimbalés toute une journée, nous avons payé l’équivalent de quinze francs les services, tout en muscles et suées, de notre conducteur... Jacques aurait tort tout autant de s’en tenir à ces roupies de sansonnet...
Le salaire moyen des gens ici ne dépasse guère cent cinquante francs... Pour autant, les conducteurs de becak sont pauvres, vivent et dorment dans leur engin, dont l’achat leur a été proprement ruineux... Quoique personne n’y meure de faim — mille métiers s’improvisent dans la rue —, l’Indonésie est un des pays les plus pauvres de l’Asie...
Si les Indonésiens, le soir, dans les boîtes, dansent pudiquement en deux files, les filles face aux garçons, sans se toucher, il y a, cependant, dans les bus un contact infini ! Les voyages n’y sont pas « sponsorisés », mais on t’y presse jusqu’à l’étouffement ! Le monde ici est à l’envers, puisque les jeunes gens de même sexe marchent dans les rues tendrement enlacés, et, même si l’on n’est pas abusé à ce sujet, cela reste un spectacle sidérant pour l’occidental qui n’a connu d’équivalent que dans certains quartiers de certaines capitales européennes…
Te l’avouerais-je ? Ce qui me plaît aussi, c’est que la plupart des Indonésiens, les Javanais du mois, sont pour la plupart très petits, rares étant ceux qui outrepassent le mètre soixante-dix. Dirais-je, enfin, que, la taille exceptée bien entendu !, j’ai trouvé en eux certains de tes traits, spécialement la couleur de peau et cette musculature longue des bras. Enfin, tout comme toi, ils ne sont guère « dodus » ! Tu vois, je t’aurais volontiers mis dans mes bagages : d’ailleurs je crois que tu t’y trouves, et je t’y amène, rendant hommage à ta culture de citoyen du monde, déplorant in petto que l’idée s’en soit perdue depuis le XVIIIe siècle, et d’ailleurs certain que la visite de Java t’aurait vivement intéressé...
(à suivre)