CCVII - Je suis hanté : l’Asie, l’Asie, l’Asie, l’Asie !… (2) [archive GA]
Je suis hanté : l’Asie, l’Asie, l’Asie, l’Asie !… (2)
Lundi 20 juillet [1987]. Yogyakarta.
Voilà, ça y est, c’est l’Asie. J’ai glissé.
J-M. n’est pas allé en Hollande. Il m’a emmené, comme officiellement dit, à l’aéroport. Nous avons passé trente-six heures agréables à Bruxelles, chez Bernard, avec lequel J-M. a bien bavardé. Le musée d’art moderne étant fermé le lundi, je n’ai pu y retourner. Mais j’ai bien approfondi ma connaissance de la ville. Oui, nous avons passé là des heures agréables.
Moins agréable, l’avion. Pour mon baptême de l’air, juge si j’ai été servi : après un changement d’avion à Prague, escales techniques à Bombay, puis Hanoï ; le tout aura duré près de vingt-cinq heures. J’ai fort peu dormi durant le voyage — une heure ou deux, tout au plus — et suis arrivé harassé.
Sensation jamais éprouvée en sortant de l’avion lors de l’escale dans la capitale du Vietnam : une boursouflure de chaleur à vif, comme dans une immense conque inouïment torride, un brasero humide, dans laquelle on se trouvait anéanti et transporté — ou plutôt : comme enclos. Sur la passerelle, j’ai pensé ne pas pouvoir remuer. La marche est venue toute seule, néanmoins, les membres ne rencontrant que l’obstacle d’une atmosphère poisseuse, moins résistante, quoique proprement tangible, que ne l’est une masse liquide : j’ai donc avancé — et gardé la direction. Mais je n’oublierai pas ce viol de tout l’être par la chaleur.
Heureusement, en Indonésie, même si c’est tout relatif, le climat est plus “clément”.
Jacques et Myriam m’attendaient à l’aéroport.
J’ai dîné — c’était mon sixième repas depuis le décollage de Bruxelles, puisque, pour nous passer le temps sans doute, on nous servait régulièrement à manger — chez Jacques (je me suis amusé de l’homonymie) et Patricia, leurs amis, qui sont mes hôtes jakartanais, car, chez eux (Jacques et Myriam), l’ambiance est parfois difficile, du fait d’une cohabitation malaisée avec trois autres coopérants célibataires. (Rien n’est plus difficile, n’est-ce pas ?, que la cohabitation, a fortiori avec des gens qui nous sont imposés et ne nous sont pas sympathiques !)
Pour le moment, de ce petit monde qui paraît vivre quelque peu en vase clos, Jacques et Patricia restent de loin les personnes les plus accueillantes, les plus spontanées — lui très beau, amateur de jazz, mais peu disert, elle, souriante, également jolie, et beaucoup plus prolixe1. Jacques et Myriam, eux, ne sont pas sans rencontrer des difficultés, du fait qu’ils passent ici pour un couple mixte, que Myriam, qui est mulâtresse, est prise pour une Indonésienne et se voit constamment insulter, parfois même malmener, quand elle se trouve en compagnie de Jacques. Nous sommes ici en pays musulman, les tabous sont forts, et grande, la haine des couples mixtes.
Jakarta est une ville proprement déroutante. Il n’est guère que certains monuments ou certains buildings pour constituer des points de repère. C’est une ville champignon tentaculaire, hors de proportion. La circulation automobile y est infernale, les véhicules se débordant de toutes parts, et toute cette masse mouvante et mue fait que l’on est bientôt vacciné, sinon blasé : au bout de la troisième frayeur en taxi, le spectacle des uns et des autres se faufilant, déboîtant, se doublant de tous côtés finit par laisser indifférent. D’ailleurs, personne ne s’insulte : on se prévient, et l’on glisse, au prix parfois du plus grand danger ; et, dans cette pagaille immense, l’ordre se fait de lui-même, miraculeusement.
A l’image de cette profusion, lorsque j’ai changé de l’argent à la banque le premier jour après mon arrivée, je me suis vu remettre une liasse impressionnante de billets en roupies du pays : on m’a confié une enveloppe kraft pour pouvoir transporter ces coupures en quadrichromie aux faciès des hommes forts de l’histoire du pays et j’aurais pu m’en constituer, sinon un matelas, un doux oreiller...
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1Je ne puis plus désormais entendre Tutu de Miles Davis, que Jacques m’avait fait découvrir et que j’écoutais souvent dans la cuisine de mes hôtes, sans me trouver aussitôt transporter dans la touffeur jakartanaise.