1222 - Si tant est que ce ne soit pas une maladie… (16)
Si tant est que ce ne soit pas une maladie…
Carnets d'un convalescent
(Journal extime)
Work in progress
16
10 septembre 2020
Matin
La séance de Feldenkrais avec Simone me met à plusieurs reprises en échec. L’on a beau savoir que la question n’est pas là, le fait y insiste — durement.
Après-midi
Ma sieste est brusquement interrompue : j’ai dormi durant presque une heure et demie et me lève en sursaut, et ce, à dix minutes de la séance chez l’orthophoniste.
Elle-même est en retard. Elle n’a pas une parole d’excuse, et, quand elle me demande si je vais bien, je rapporte ma sieste interrompue tout en ajoutant : « j’ai failli être plus en retard que vous… ».
Au jeu de lettres qu’elle me propose en deuxième partie de séance, elle trouve plus de combinaisons de termes que moi, et j’en prends à part moi un peu ombrage.
J’ai cherché en vain la veille un exemplaire papier de la déclaration de revenus que je n’ai pu adresser à temps lors de mon séjour à l’hôpital, ce pour quoi mon père avait écrit une lettre recommandée explicitant les raisons de ce manquement. Je téléphone donc pour demander un rendez-vous. Mon interlocuteur me propose aimablement de m’adresser ma feuille de déclaration pré-remplie, à charge pour moi de compléter ce qui manque.
Je rejoins ensuite Paul et Marthe à la terrasse d’un café. Ils partent en Normandie le surlendemain et je ne les reverrai pas avant plus de quinze jours.
Mon père m’appelle. Ma mère devra demeurer au même étage. Elle a été testée pour le coronavirus une seconde fois. Je dis que, nonobstant l’emballage auquel on doit se soumettre, j’irai le lendemain, puisque il y aura dix jours que je ne l’ai vue.
Soir
Je regarde la suite de Serpico, entamé la veille.
11 septembre 2020
Matin
Seconde visite chez le médecin ostéopathe, qui me manipule à nouveau et se montre rassurant : il est normal que j’aie mal encore après une semaine.
J’envoie un message à Claudie puisque je ne sais plus si je l’ai invitée à dîner le soir même ou le lendemain !
Après-midi
J’aimerais avoir le talent suffisant pour rendre compte des “petites phrases” dont use mon père avec ma mère.
Quand nous arrivons ceints de nos blouses vertes de protection en papier — sans doute bien plus agréables que celles en plastique distribuées auparavant, qui, selon mon père, le faisaient ressembler à un sac poubelle et sous lesquelles il transpirait abondamment —, ma mère erre fantomatiquement dans le couloir cherchant à faire jouer toutes les portes qu’elle rencontre.
Mon père m’enjoint à la discrétion (« laissons-la marcher » dit-il en substance « c’est toujours ça de pris » — puisque, de fait, elle refuse très souvent de se lever), et nous la suivons.
A l’extrême bout du couloir, se heurtant à la porte vitrée à travers laquelle on voit le jardin et devant faire demi-tour puisque celle-ci ne consent pas à s’ouvrir, elle nous aperçoit — et ne nous reconnaît qu’après un temps.
Entre-temps, deux aides-soignantes surviennent, qui la sermonnent doucement afin de la persuader de rejoindre sa chambre.
C’est par de “petites phases” obstinées que mon père, à force de douces remontrances, parvient à la faire manger.
Sur le plateau, une poire Belle-Hélène à peine entamée, une crème vanille à laquelle elle n’a pas touché.
« Mange, Mi ! »
« Je t’ai apporté quelque chose d’ex-cel-lent ! »
« Il faut manger, sinon on va le faire artificiellement ! »
« Ce que cette femme est emmerdante ! »
« Mange, boulon ! »
« Tu ne sais pas, ce que tu rates »
« … pour me faire plaisir ! »
« Tu sais ce que tu es emmerdante ! »
« Il faut manger ! »
Il lui tend un pain aux raisins.
Il l’appâte avec une compote de pommes.
Partage le pain aux raisins. Le lui tend.
« Mange ! »
« Tu adores, d’habitude ! »
Elle mange avec réticence. Mimant le dégoût.
« C’est dégueulasse ! », intervient-elle.
« Oui, c’est pourquoi je te l’ai apporté ! — Mange ! »
Elle refusera toute autre chose, à l’exception de verres de jus d’orange intercalés d’un verre d’eau qu’il lui sert, parfois à sa demande : « J’ai soif ! ».
« Elle est déshydratée, cette femme ! » conclut-il à part soi.
J’assiste, admiratif et silencieux — hormis, que je glisse, quelques « mange ! il faut manger ! » —, à ces échanges qui forcent l’admiration.
Nous avons la visite de deux femmes (le visage découvert, ce qui lui permet de les identifier comme patientes), qui restent sur le pas de la porte de la chambre, tenant des propos incohérents pour l’essentiel. Elles nous escorteront quand nous quitterons les lieux.
Soir
Claudie, arrivée en avance tout comme la fois précédente, se montre intarissable. Elle me parle bien souvent alors que même, par instants affairé dans la cuisine à la préparation du repas, je ne peux l’entendre.
Elle entame ce qui ressemble donc la plupart du temps à un soliloque au sujet de ses relations à ses collègues, lesquelles se sont encore tendues. Elle me sollicite pourtant pour donner son avis. N’étant pas certain de tout à fait comprendre ce qui fonde la nullité pédagogique de ses collègues — sinon qu’elles manifestent, selon Claudie, une incurie de la littérature —, j’esquive quelque peu et me contente d’articuler de vagues doléances.
Comme je le lui demande, elle me dit n’avoir pas apporté de vin, ainsi que je le lui avais demandé. Je m’amuse du malentendu puisque, précisément, j’attendais le contraire. (Plutôt qu’une bouteille à l’origine, j’avais espéré qu’elle m’apporterait un dessert ou quelque plat dont elle vante régulièrement la confection — Claudie étant aussi fin cordon bleu qu’elle est excellente professeure —, et j’avais accordé le repas a priori avec le bordeaux escompté ainsi qu’une tourte choisie chez le traiteur. Je vais donc à la cave, trouvant un cru dont j’espère qu’il est celui qu’elle m’avait apporté une fois précédente, et qu’il me semble avoir réservé dans un des casiers de l’armoire à vins.)
* * *
Ce n’est qu’à table qu’elle aborde le sujet de R. Elle dit avoir songé à faire livrer des fleurs. L’enterrement avait lieu lundi cependant — j’en apprends ainsi la date —, le dimanche compliquant l’envoi de fleurs et couronnes.
Je sens à ce propos que je devrais m’émouvoir davantage. Je m’interroge d’ailleurs sur les raisons de la froideur de mes réactions, alors que la pensée de R. m’a traversé mainte fois ces jours derniers.
(Je ne trouverai la réponse, au vrai pas tout à fait nouvelle, qu’au milieu de la nuit — car j’avais fait mon deuil bien auparavant, au moment de notre rupture, puisque R. s’était montré suffisamment insupportable alors pour me passer l’envie définitive de le revoir en quelque circonstance que ce soit…)
Elle me demande si j’ai communiqué la nouvelle à Khadija. Or, Khadija m’a appelé au moment où nous nous trouvions avec ma mère, et j’ai regretté de n’entendre que trop tard la vibration du téléphone.
Enfin, elle semble tenir compte de ce qui pourrait m’agiter. Elle me demande des nouvelles de ma mère. Me parle alors des fugues de son frère. Elle développe assez longuement ensuite les difficultés administratives pour la curatelle, puis la tutelle de celui-ci. Je pense à part moi qu’il m’a toujours finalement été confortable que mon père s’occupe de cela pour ma mère…
Nous évoquons Khadija, dont je lui apprends qu’elle est désormais l’« auxiliaire de vie » de sa mère. J’évoque aussi les défaillances de sa fratrie, surtout celles de ses frères.
C’est seulement en fin de soirée que je la rejoins tout à fait lorsqu’elle évoque la douleur des conjoints — bien plus que celle des enfants, programmés pour faire sécession dès l’adolescence, surtout à une époque où les vieillards ne sont plus pris en charge par les familles, de la difficulté à supporter la séparation de la semi-personne morte dès avant qu’elle a perdu l’essentiel de ses facultés…