1243 - Carnets d'Indonésie, lettre à J.-M. (5)
[in memoriam J.-M.]
[Résumé : Après un tout premier viol [celui du durian], un second était à venir...]
Jakarta, 26 juillet 1987, 27 juillet, 28 juillet [suite]
Heureusement, nous avons quitté le Pacifique et la plaine autour de Prolollingo pour grimper jusque Ngadisari, à l’est du Bromo.
Le Bromo (cratère fumant au second plan), le Semeru (dernier plan) et le Batok (premier plan) [source : Internet].
Ascension (en bemo) extraordinaire, en vérité. J’ai toujours eu un faible pour les paysages de montagne. Imaginez les Pyrénées plantées de variétés d’arbres extraordinaires, les versants de montagnes où ne poussent ni taillis ni forêts, partout cultivés, une luxuriance de fleurs, de végétaux et d’arbres absolument divers — tandis que la chaleur devenait fraîcheur : pour un peu, je serais descendu, j’aurais voulu finir là le reste de mes jours ! Les autochtones en sarong sur le bord de la route, aux traits plus fins que la plupart des Javanais, avaient je ne sois qu’Inca, enveloppés — à mesure qu’on grimpait et quittait la chaleur — dans leur châle,
semblant ne pas nous voir et nous reposant ainsi des « Hello Mister ! » habituels… A Ngadisari, nous avons loué un losmen, où nous avons dormi jusque deux heures et demie du matin, heure à laquelle nous avons ascensionné le Bromo.
Voici pour le second viol. Jacques est parti très haut, très grand, très fort. J’ai cru mourir sur place. Les biscuits secs et la banane chaviraient dans l’estomac. Les milliers de cigarettes fumées dans ma sale existence, l’estomac comprimé, le cœur affolé, ou je vomissais, ou la crise cardiaque emportait ! J’ai fait signe à Jacques, lui ai dit que je ne pourrais aller plus loin, qu’il continue seul, que j’allais redescendre et l’attendre au losmen…
Il est donc parti seul à la conquête de « son » volcan. Moi, sur le talus, malade, j’ai cherché à retrouver un souffle, un rythme cardiaque normaux. Le ciel, nocturne, la voûte étoilée au-dessus de moi, me narguaient de leur taille infinie. Je ne voulais plus être mis en échec. Je me suis insulté. A défaut du Bromo, où je n’arriverais jamais, une balade sous le firmament nocturne aurait plus de tenue qu’aller lâchement se coucher… A mon rythme, j’ai continué d’avancer.
Grand bien m’en a pris, car, en fait, le raidillon s’effaçait bientôt, pour faire place au plat. Ensuite, il y a eu une descente, dans ce qui ressemblait à une forêt. Puis une immense étendue de sable. Je n’avais pas de lampe de poche, Jacques étant parti avec elle…
Heureusement, l’ascension du Bromo est fort prisée des touristes. On peut d’ailleurs la faire à dos de cheval. J’avais croisé, en fait, plusieurs conducteurs de chevaux, mais je ne voulais pas capituler sur le dos d’un de ces animaux ! Finalement, un couple arrivait, précédé du faisceau d’une torche. Je les ai donc suivis. Après avoir marché deux kilomètres dans cette étendue de sable où je me serais perdu si la lampe de mes guides n’éclairait les balises [du chemin] — car non seulement il faisait nuit, mais nous étions dans les nuages —, je suis parvenu au pied du cratère. L’ascension se terminait par un escalier !
Sur l’arête qui fait le tour du cratère, comme des pingouins sur une banquise, une centaine de touristes attendaient la communion avec l’aube ! Je me suis assis auprès d’une silhouette qui pouvait être celle de Jacques. Il faisait encore totalement nuit. Finalement, Jacques, car c’était lui, m’a reconnu. Nous avons attendu encore une heure, dans un froid épouvantablement vif, que le soleil daigne paraître !
Si j’ai bien compris, en lisant tout à l’heure le guide Fodor sur l’Indonésie, nous avons manqué l’essentiel, ce matin-là. Le lever de soleil n’est spectaculaire que parce qu’il révèle une immense mer de sable, paysage angoissé et lunaire… — que nous n’avons pas vu parce que, précisément, c’était l’étendue de sable (susdite), rendue invisible du fait des nuages.
Le lever du soleil que nous avons vu était assez banal ! A ceci près qu’il faisait voir progressivement le cratère et ses fumeroles. Et puis aussi, il y avait cette terrible — mais néanmoins supportable — odeur de soufre.
Nous avons fait le tour du cratère — Jacques du moins, [puisque] je n’en ai fait 180 + les mêmes 180 degrés car les 180 degrés restants montaient trop à mon goût après tous ces efforts fournis —, et nous sommes redescendus, un peu mécontents de nous être levés si tôt, alors que nous aurions pu partir plus tard…
Mais, enfin, c’était une agréable et (tout de même) intéressante… balade pour Jacques, excursion pour moi. Il me plaît désormais de la raconter, car, si éprouvante, elle fut pour moi d’abord une bien terrible aventure ! Et puis, désormais, arrivé, ou plutôt retourné, dans la nullité jakartanaise, elle me semble compenser l’angoissant vide d’intérêt de cette ville en la retraçant !
(à suivre)