1281 - Avis de (profond) tangage (1)
work in progress
pour H.
in memoriam
C’est une photographie que je suis allé exhumer au fond d’un tiroir.
C’est une photographie que je n’aime pas vraiment regarder pour ce qu’elle évoque de moments sombres — une photographie qu’à ce titre j’aurais préféré laisser dormir sans la déranger, si, par raccroc, je n’y avais songé en écrivant un précédent article il y a peu.
Car c’est une photographie qui ment. Et comme telle elle est immorale et vraie, quoique détestable de bien des façons.
* * *
Sur la photographie, il est parfois difficile de reconnaître les protagonistes, dont je ne sais d’ailleurs désormais plus l’identité pour deux d’entre eux (sans doute ne les ai-je vus que cette fois-là).
Il est difficile aussi de reconnaître les personnages sur la photographie parce que tous semblent tout à fait heureux — et que le bonheur épate leurs traits. Aussi peiné-je à accorder à leurs traits leurs mines habituelles.
Cinq sont des adolescents. Quatre parmi eux au premier plan sont attablés (serviettes, verres, bouteilles, petits pains, cartes du menu attestent un repas bien entamé) selon un “plan de table” établi pour la circonstance, tant et si bien que le spectateur identifierait dans les deux adultes debout au second plan entre le jeune homme tenant sa main droite, comme pour mieux les conjoindre et les envelopper, sur l’épaule droite de la femme et sa main gauche sur l’épaule gauche de l’homme
— le spectateur convié à l’heureux événement, de par les habits de ces derniers (une robe blanche à collerette de dentelle ajourée, une veste de costume boutonné sur une chemise blanche et une cravate large damassée en “pelle à tarte”, que l’on pourrait dater tout autant qu’on le pourrait des cols des chemises blanches, ou de la coupe de cheveux des garçons) — ce regardeur identifierait peut-être un couple des mariés allant de table en table et posant, en sorte de laisser à tous la mémoire de l’heureux événement…
* * *
Nous sommes en juin 1977. Un photographe professionnel a pris le cliché. Une salle a été louée pour la circonstance. Apparemment, les “jeunes” ont été groupés non loin de l’orchestre (l’archet vertical d’un violoniste, un accordéoniste en amorce apparaissent à droite à l’arrière-plan), dans le dessein peut-être de créer une animation en voulant les amener à danser.
* * *
La seule de tous qui ne laisse pas voir ses dents (contrairement aux six autres, et j’en suis frappé pour la toute première fois) est la mariée,
au vrai la seule à laisser voir un bonheur véritable,
— à ne pas le contrefaire.
Deux autres personnes, contre toute apparence — et c’est pourquoi presque tout ment sur la photo —, sont aussi malheureuses que la pierre passée, ce jour-là, au cou de la mariée — ce que, selon toute apparence, l'adolescent aux joues si joliment colorées, lumineuses et rebondies, enserrant de ses bras dans son geste amical, protecteur — et selon un triangle parallèle au sommet dessiné par les têtes le triangle s’élargissant de ses épaules et de ses mains — ignore indubitablement…
Ces deux-là — elle au centre, et lui à tribord d’un dernier triangle qui tangue un peu, de sorte qu’on peinerait à rétablir l’équilibre d’une géométrie calme dans cet ensemble —, n’ignorent pas, eux, que ce qui se joue là ressemble à un scénario cruel — et tout ambigu —, dont le film de William Wyler l’Héritière, à partir d’un roman de Henry James (Washington Square), a donné une version âpre (parfois comique), équivoque, malheureuse, turbulente, naufragée…
Mais autres temps, autres mœurs (pour le meilleur et le pire, ce dernier que l’on connaît pourtant comme, de tous, le plus sûr), le père de la mariée ne s’est pas opposé, quoi qu’il en ait déjà eu, aux manœuvres du futur gendre, devenu désormais l’épousé.
(D’ailleurs — faut-il le dire ? —, la beauté du marié n’égale pas celle de Montgomery Clift,
de même que la laideur supposée de l’héritière, sous les traits de Olivia de Havilland, est moins avérée que ne le disent les commentaires dans le film,
pour peu qu’on la regarde…)
[à suivre]