1273 - Discothèque : éléments datés (6)

Publié le par 1rΩm1

 

 

work in progress

pour Hannah

in memoriam

 

 

1273 - Discothèque : éléments datés (6)

 

C’est grâce à Simone que j’ai découvert la musique qu'on appelle “classique”.

Bien entendu, je l’aurais pu plus tôt — mon père, s’il aimait surtout le jazz, possédait quelques “vinyles” de compositeurs baroques et de musiciens du XXe siècle, qu’il écoutait cependant peu. Ou plus tard. — Mais quelqu’un devait un jour jouer les passeurs, voire me servir de caution pour me hisser hors des goûts musicaux qui sévissaient alors (et que je n’étais pas toujours certain de tout à fait aimer), lesquels allaient de préférence aux groupes “anglo-saxons”, comme l’on disait, je crois.

Mon père possédait une “chaîne Hi-fi” (un magnétophone à bande, un tuner, un platine-disque, un amplificateur à lampes qu’avait assemblé un amateur dont il avait racheté le matériel d’occasion) qui était de qualité et avait les faveurs de mes amis, pour peu qu’on y avait accès quand mes parents, qui me permettaient de l’utiliser, étaient absents en journée. Nous écoutions donc les Beatles, les Who, Pink Floyd, Genesis, Yes… (j’en oublie sûrement) — plus tard Patti Smith ou Lou Reed…

Bien entendu, je connaissais aussi certains morceaux de piano, puisque ma sœur avait eu à cœur de se colleter trois ou quatre ans, de plus en plus paresseusement, avec l’instrument. Mais, malgré la présence de ce piano à la maison, bientôt devenu un meuble inutile et revendu par la suite, je n’éprouvais encore aucune attirance pour la “grande musique” : elle demeurait pour moi une terra incognita immense à laquelle j’affectais de préférer les adaptations “pop” dont les radios quelquefois nous accablaient…

 

A l’âge de bien des excès et incertitudes, j’étais toutefois mûr pour découvrir le répertoire romantique, et, chez les parents de Simone où je séjournais assez souvent le week-end, nous nous endormions parfois — certes, fort sagement — sur les nocturnes de Chopin.

En ce temps de questionnements et d’affres immérités, j’aimais les pages tourmentées des cinquième et sixième symphonies de Piotr Ilitch Tchaïkovski. Et c’est sans doute presque commitamment, du fait de la filmographie de Ken Russell, que j’aie pu me hisser, cette fois, des bras de Roger Daltrey dans Tommy

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jusqu’aux épaules du compositeur russe joué dans Music Lovers par Richard Chamberlain

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(puis jusqu’à Mahler, par une capillarité invisible mais sûre jusque Robert Powell, interprète du rôle-titre, ainsi que, ensuite, après avoir incarné Paul Rée dans Au-delà du Bien et du Mal, de celui de Jésus de Nazareth)

1273 - Discothèque : éléments datés (6)
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et étreindre ainsi quelques-unes des icônes gays, dont jusqu’alors je ne connaissais que la partie émergée, en raison donc de la biographie cinématographique proposée par le réalisateur anglais de l’auteur de la Symphonie pathétique, montré dévoré par les démons conjugués de l’homosexualité et du choléra, en une destinée tragique plus ou moins controuvée…

Nikolaï Kuznetsov, Portrait de Piotr Illitch Tchaïkovski (1893)

Nikolaï Kuznetsov, Portrait de Piotr Illitch Tchaïkovski (1893)

1273 - Discothèque : éléments datés (6)

*  *  *

Aujourd’hui, les ondes sonores des lyrisme et sentimentalisme exacerbés de Tchaïkovski auraient plutôt tendance à me rebuter…

Comment d’ailleurs ne pas voir un contrepoint, sinon une contrepoison, aux déchaînements de ces orages romantiques et bruyants dans les cordes, subtiles et vibratiles, de l’adagietto de la cinquième de Mahler1, découvertes, comme toute une génération de dilettantes béotiens, grâce à l’adaptation cinématographique de la nouvelle de Thomas Mann la Mort à Venise qu’en avait donnée Luchino Visconti ?

L’éphèbe, dont sur l’affiche j’avais cru d’abord qu’il s’agissait d’une fille, ne m’attirait toutefois pas. Et, la première fois que j’ai vu le film, je l’ai d’emblée rejeté, détestant au plus haut point le personnage de Aschenbach. J’avais vu, je pense, The Servant de Joseph Losey et admirais pourtant Dirk Bogarde, dont j’avais aimé auparavant toutes les incarnations à l’écran. Mais les affres de la vieillesse (cette fois) confrontées à la beauté d’un ange magnifique préfiguraient des atrocités que je ne voulais ni voir ni savoir ; et il a fallu que passe bien du temps pour que je révise cette opinion à l’emporte-pièce : celle d’un jeune homme qui ne souffrait de s'imaginer ni en Tadzio ni en homme d’un âge mûr, fût-il Bogarde — ou Visconti !

Luchino Visconti et Björn Andrésen (Tadzio) sur le tournage du film.

Luchino Visconti et Björn Andrésen (Tadzio) sur le tournage du film.

M’a néanmoins ému depuis d’apprendre par raccroc que Mann lui-même, vieillard, aurait éprouvé une dernière passion envers un garçon d’hôtel avec lequel la nouvelle publiée en 1912 entretenait un ultime écho du fait du lointain souvenir du véritable « Adzio » ou « Władzio » — j’apprends cela au cours de mes recherches tout hasardeuses à présent seulement —, que le romancier aurait « effectivement rencontré et observé au cours de son voyage à Venise au printemps 1911 ».

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Hannah aimait beaucoup Mort à Venise. Et c’est grâce à Hannah que j’ai connu Philippe, le premier gay (comme on ne disait pas encore) assumé que j’aie rencontré — le serveur d’un restaurant (il avait six ou sept ans de plus que moi en 1977 et m’a pas eu un regard pour l’adolescent timide que j’étais alors ; mais je le dévorais des yeux, dévorais sa prestance et sa beauté — car il était beau garçon) — où Hannah était accoutumée d'aller, où il était, sinon chef de rang, tout du moins un serveur par elle distingué (et certainement par d’autres dîneurs). Elle le croisait souvent dans un bar de nuit et avait sympathisé avec lui, si tant et bien qu'elle l’avait invité à son mariage (car telle était Hannah dans sa ferveur et sa générosité) : ma mémoire peut naturellement trahir les faits eux-mêmes, mais nous avions cueilli Philippe rue ****, où il habitait, pour le conduire dans un restaurant le soir où Hannah avait enterré son EVJF (on en apprend tous les jours sur la toile, mais ces abréviations n’ont aucune vocation à se constituer en acronyme— et je traduis donc ! :), sa vie de jeune (ou vieille) fille, puisque, en l’espèce, elle avait depuis un certain temps coiffé Sainte-Catherine 2!

(Ce n’est que bien longtemps après j’ai su que ce même Philippe avait été élève de ma mère au cours préparatoire, un enfant issu d’un quartier défavorisé dont elle avait conservé le souvenir et le nom par-delà les années. Il est mort du sida, après avoir ouvert son propre restaurant, lors de l’hécatombe des disparus du début des années quatre-vingt-dix…)

­— Et, quoi qu’il en soit de ce de fil en aiguille cahotant et incertain, je suis pratiquement certain d’avoir été mené voir Mort à Venise par Hannah.

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1273 - Discothèque : éléments datés (6)

Le coffret n’est pas strictement daté. L’indication novembre 1976 ne précise pas le jour où le disque a été acheté, puis écouté3.

* * *

J’ai revu au moins deux fois, depuis, le film de Visconti.

Le choléra tout intérieur qui saisit sur la lagune le personnage interprété par Bogarde a été le mien au midi de ma vie.

Romain n’avait rien d’un éphèbe, cependant. Et, si j’ai dû me livrer à quelque pitrerie, si le coup de folie, durable, qui m’a pris à quarante-trois ans pourrait se reproduire aujourd’hui peut-être, je me suis alors tenu, retenu, évitant aussi que possible tragique ou ridicule, mais sans me hisser pour autant jusqu’au sacrifice d’une cathédrale — n’ayant sans doute pas le talent d’aimer ni d’être aimé à pareil point d’incandescence…

J’en ai gardé l’amour des jeunes gens, pour mon malheur, mais j’aurais tort de m’en plaindre trop fort, pareille saison étant terminée.

D’ailleurs, Simone, en bonne passeuse, Hannah, sa sœur, qui aimait aussi Liszt, m’ont mis depuis comme consolation la musique à mes genoux...

 

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1Pour autant, je ne dirais pas cela de tout l’œuvre de Mahler, que je trouve quelquefois inutilement bruyant…

2Cf. Postscript.

3C'est Hannah qui m'a offert la symphonie n°5 de Tchaïkovski, et la date en est plus précise : le 4 décembre 1976.

1273 - Discothèque : éléments datés (6)

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2POSTSCRIPT

[16 décembre 2021]

Comment ai-je pu me tromper à ce point sur l’âge d’Hannah en passe d’épouser ? Après rapide soustraction des années, j’obtiens, en effet, qu’elle n’avait pas encore vingt-cinq ans.

A la décharge d’une erreur si grossière, Hannah paraissait toujours plus âgée. La première fois que je l’ai vue, dans une ample robe noire austère destinée à estomper un excédent pondéral, j’ai cru saluer la mère de Simone — alors qu’Hannah n’était l’aînée de sa sœur que de huit ans.

Elle s’est plu à prolonger le malentendu. La robe noire et ample, cet atour sévère, a joué son double effet trompeur. Comment cette tête d’oiseau tout anguleuse et fragile — Hannah ressemblait à certains portraits de Lou Andreas-Salomé, en plus décharnée — aurait-elle pu se percher sur une telle masse adipeuse ? Et les attaches des poignets étaient si fines qu’on remarquait à peine un corps qui allait en s’évasant vers des jambes énormes…

Ce jour-là — elle me l’a avoué par la suite —, elle restait sur la réserve, et je passais d’abord la sorte d’examen qui consiste à évaluer la personnalité de l’interlocuteur, de l’ami qui lui présentait sa sœur… Et, une fois écoulés ces longs instants de scrutation sévère, elle m’a adopté. — C’est peu dire qu’Hannah figure d’ailleurs parmi les personnes les plus généreuses et douces qu’il m’a été donné de connaître.

 

 

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