1285 - Pages choisies : Pascal Quignard, "La montagne"

Publié le par 1rΩm1

 

de Pascal Quignard, "La montagne", Sur le Jadis, Dernier royaume, II, XCV, pp. 302-308 © Grasset, 2002 :

1285 - Pages choisies : Pascal Quignard, "La montagne"

 

CHAPITRE XCV

La montagne

    Abraham eut beau lever les mains vers Dieu, Dieu voulut son fils mort. Rien ne sut le fléchir. Il prit son fils et son couteau. Le père et le fils gravirent la colline. Peu importe ce qui arriva par la suite. Il y a dans notre héritage des plaies incurables.


*

    Un homme de la province de Nagoya dit :
    — Jadis les vieux étaient considérés comme des bouches inutiles. On les transportait à dos d'homme jusqu'à la montagne. On les y abandonnait.

 

*

    En 1640, dans la province de Nagoya, il se trouva qu'un fils se présenta devant la cabane de son père le jour de ses soixante ans.
    Il le salua. Il lui tourna le dos. Son père s'agrippa à ses épaules. Le fils soutint avec les doigts les maigres cuisses de son père et ils pénétrèrent dans la forêt épaisse qui recouvrait la montagne.
Tandis que son fils gravissait la pente le père se dit : « Je crains que mon fils ne se perde au retour. » Alors il eut l'idée de casser des branches mortes et de les jeter derrière lui.
    Parvenu dans une petite clairière, le fils aperçut deux roches plates qui formaient une espèce d'abri. Il aménagea une litière de feuilles pour que son père pût s'étendre sous les roches. Puis il se tourna vers son père et lui dit :
Mon père, je vous dis adieu.
Le père inclina la tête et dit :
— Mon petit, comme j'ai craint que tu ne te perdes au retour, j'ai répandu sur le chemin des branches cassées. Tu n'as qu'à suivre ces fragments…
    Alors le fils éclata en sanglots.
    Il reprit son père sur son dos et il rentra avec lui, de nuit, avec prudence, jusqu'au village. Toujours protégé par l'obscurité de la nuit il saisit un épieu. Il creusa un trou derrière sa cabane où il enfouit son père, le dissimulant sous les ronces d'un buisson.
    Personne du pays ne pouvait déceler qu'il avait gardé son vieux.
    Il lui apportait à manger trois fois par jour.
    Il se trouva qu'un jour le seigneur du lieu dit à ses gens :
    — Apportez-moi une belle corde de cendres ou bien je mettrai le feu à vos huttes.
    Les villageois ne comprenaient pas ce que demandait leur maître. Ils s'interrogeaient entre eux. Le fils pieux alla trouver son père et dit au-dessus du trou où il l'avait serré :
    — Mon père, le seigneur a dit : Apportez-moi une belle corde de cendres ou bien je mettrai le feu au village.
    Dans son trou le vieux répondit à son fils :
— C'est l'un des trois secrets du jadis. C'est facile. Il s'agit du secret de la succession des rotations célestes. Tisse une très belle corde. Mets-la sur une pierre plate. Va au palais avec ta pierre et ta corde. Demande au seigneur qu'il te donne du feu de son âtre. Brûle-la sous ses yeux.
    Le fils fit comme son père avait dit. Le seigneur fut étonné mais il offrit en récompense au fils une corde neuve avec au bout un bœuf.
    Le fils les ramena chez lui. Il alla trouver son père. Il lui exprima sa gratitude. Il lui dit :
    — Que veut dire la corde de cendres ?
    — Que jadis nous incinérions nos guerriers en les couchant sous des pierres quand ils étaient morts au cours du combat qu'ils avaient mené pour défendre le village.

 

*

    Un an passa.
    Au début de l'année qui suivit le roi du pays fit venir Corde de Cendres. Il lui montra au milieu de la grand-salle un tronc d'arbre qui avait été coupé, qui était tout noir, le fût parfaitement rond, l'ensemble entièrement poli. Le seigneur se tourna vers Corde de Cendres et lui dit :
    — Demain matin tu me diras de quel côté se trouve la racine de cet arbre ou tu mourras.
    Le fils pieux fut rempli de perplexité. Il regarda longtemps et silencieusement le fût noir et lisse qui brillait au milieu de la salle du palais. Il rentra dans sa cabane; Quand la nuit fut tombée il alla trouver son père dans le champ de derrière, derrière son buisson de ronces.
    Il resta longtemps assis, sans parler, au côté du trou. Enfin il murmura :
    — Mon père, je suis inquiet. Je ne peux pas te montrer cet antique fût de bois noir qui est dressé dans le palais de notre maître, vieux tronc de chêne qui a été poli entièrement, afin que tu m'aides et que tu me dises quel est son sens.
    — Mon fils, dis-moi exactement comment le seigneur a formulé l'énigme ?
    — Le maître a simplement dit : De quel côté se trouve la racine ?
    Alors le vieux répondit à son fils :
    — C'est encore l'un des trois secrets du jadis. C'est le deuxième secret. C'est le secret de la source des plantes et du monde. C'est l'eau.
    Le vieux réfléchit toute la nuit. À la fin de la nuit, avant que l'aube fût là, le vieux dit à son fils comment procéder.
    — Va au palais. Demande à notre maître une grande bassine. Fais-la remplir d'eau. Plonge le fût dedans. Le côté qui affleure à la surface est celui de la cime. Celui qui se tourne vers le fond, désigne-le du doigt en silence.
    Le fils fit comme son père avait dit.
    Le seigneur de la région fut consterné. Il se leva et se mit à genoux. Il lui offrit la bassine en bronze, un char pour la porter. La bassine était pleine d'eau et une carpe de mille ans y nageait.
    Tous les villageois l'acclamaient quand il revint, car il était devenu leur héros.
    Quand ils furent rentrés chez eux, le fils alla trouver son père. Il lui exprima sa gratitude. Il prit de la pâte et la tressa. Il lui offrit un gâteau.


*

    Un an passa.
    Le lendemain du jour de la nouvelle année, le maître du pays fit venir Racine Noire. Il lui dit :
    — Racine Noire, tu me déplais avec ton char, ta carpe, ta bassine, ton bœuf. Je veux le tambour qui sonne tout seul sans que personne le touche. Ou tu m'apportes le tambour qui résonne sans qu'on le frappe, ou tu meurs.
    Le fils pâlit. Il ne resta pas davantage au palais. Tête basse, il s'éloigna à reculons. Arrivé à sa cabane, il se rendit directement au champ de derrière, il s'approcha du roncier, il répéta à voix rauque la demande du seigneur.
    À la fin, à l'inflexion de sa voix, des larmes se mêlèrent.
    Il entendit son père qui riait sous la terre.
    — Pourquoi ris-tu mon père ?
    — Parce qu'il n'y a que trois secrets, mon petit. Nos soucis vont finir. C'est notre secret.
    Le père riait derrière le roncier.
    — Mon père, pourquoi le tambour est-il le dernier secret ?
    — C'est le secret de notre origine à nous tous, les hommes. Nous sommes à la fois invisibles et bruyants quand nous nous étreignons. En nous étreignant nous résonnons sans que nous nous battions. En nous étreignant nous mêlons les vieux visages et les vieux corps et ils se reproduisent ainsi, et ils se rajeunissent ainsi, de fantômes désirants en fantômes désirants. Toi, mon fils…
    — Oui mon père…
— … Tu es mon portrait craché comme je le suis de mon défunt père qui le fut de son père qui le fut de son père qui le fut de son père…
Le vieux riait dans son trou.
    — Que dois-je faire, mon père ?
    — Rien de plus simple. Va dans la forêt. Suis l'ourse. Dispute-lui le nid d'abeilles qui l'attire sans limites.
    Le fils ramena un nid d'abeilles de la forêt.
    Il le posa devant la cabane.
    Il alla porter la carpe à la rivière où il la jeta en pleurant. Elle partit rejoindre son reflet au fond de l'eau.
    Il sacrifia son bœuf.
    Il écharna la peau.
    Il tendit la peau ainsi préparée sur la bassine vidée de son eau.
    Il plaça entre le fond de la bassine et la peau tendue du bœuf mort le nid qu'il avait déniché.
    Il mit la bassine bourdonnante sur sa tête et il alla trouver le seigneur.
    Le seigneur se mit à trembler de peur en entendant le tambour qui résonnait tout seul.
    Il sautait de peur sur le plancher de bois dans la salle du palais.
    — Tu vas vouloir prendre la tête de ce pays ! Tu vas me tuer ! criait-il.
    Le fils pieux le rassura. Il dit :
    — Seigneur, ce n'est pas moi ! Ne me redoutez pas ! Ce n'est pas moi qui ai percé les énigmes ! C'est mon père que je n'ai pas pu abandonner dans la montagne. Il vit derrière ma cabane, dans un trou, où je lui glisse trois par jour de la nourriture.

    Alors l'épouvante quitta le cœur du maître du lieu. Il se rendit avec le fils jusqu'au trou. Tout le village les suivait. Ils aidèrent le vieux à sortir du trou. Il était tout souillé. Ils le débarrassèrent de son ordure et de ses ronces. Ils l'assirent dans l'herbe et les fougères. Le seigneur s'inclina devant le vieillard et il déclara :
    — À dater de ce jour je pense qu'il faut laisser les personnes âgées mourir.

 

  

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