1300 - Précoce vendange, vendange tardive (16)
Précoce vendange,
vendange tardive
Journaux parisiens parallèles
(Journal extime)
Work in progress
16
21 octobre 2021
Matin
Je me sens tout à fait déphasé dans mes éveils, sans doute en raison de l’absence de bruits dans la rue. En outre, le jour se lève plus tard qu’à ****. Dans ces conditions, je ne parviens pas à évaluer quelle heure il peut être. Ainsi si, la veille, je croyais pouvoir profiter de ma matinée et paresser un peu au lit, me croyant plus tôt, il n’est à peine que 6 heures et demie aujourd’hui quand je me lève.
* * *
Cette fois, Judith est en avance. Puisque je ne suis pas parvenu (pour une raison que je m’explique pas) à réserver nos places, nous nous sommes donné rendez-vous devant le Petit Palais peu après l’ouverture afin d’éviter une file d’attente trop importante.
Le logiciel qui gère les cartes bancaires connaît des dysfonctionnements, ce qui nous retarde d’autant — tant et si bien que nous devrons, finalement, payer en liquide notre entrée à l’exposition consacrée à Ilya Répine, artiste russe qui nous est inconnu (en dehors de ce que m’en avait pu dire Aymeric lundi), mais que Judith, qu’avait sollicitée l’exposition in situ de Othoniel, avait proposé de visiter.
En attendant 11 heures, nous parcourons les installations du sculpteur faites de perles et briques irisées.
Nous nous arrêtons un instant devant cette sculpture finiséculaire (comme on disait naguère — mais c’était, il est vrai, lors d’un précédent millénaire ¡), catwoman singulière, due à une sculptrice, inspirée de la légende de Psyché, ce qui me ramène aux panneaux de Maurice Denis vus l’avant-veille…
Hélène Bertaux (Paris, 1825 - Saint-Michel de Chavaignes, 1909), Psyché sous l'empire du mystère, 1897, Bronze
(Cette Psyché-là me semble au moins d'ailleurs autant « sous l’empire du mystère » que la vision qu’en a donnée Maurice Denis, dominé peut-être par un Eros masculin, qui plus est “hétérocentré”, comme on dit désormais en ce millénaire-ci ¡…)
Nous nous présentons à l’heure requise à l’entrée de l’exposition Ilya Répine. Mon adhésion à l’œuvre peint de l’artiste est toute progressive, d’abord mitigée, sinon réticente ; cependant, la conviction finit par opérer à mesure.
La première salle — autant qu’il m’en souvienne — n’est pas sans sacrifier au pittoresque (c’est un cuistre qui parle ¡). Je reconnaîtrai ensuite les trognes des protagonistes, “croqués” ainsi que sur le vif avec une acuité parlante, figures qui se retrouvent dans d’autres toiles, disséminées, semblant dans leurs traits appartenir en propre au peuple russe.
La technique picturale du peintre s’avère impeccable, voire académique ; mais domine en moi l’impression que plusieurs artistes cohabitent, voire s’affrontent, en un seul, comme autant de courants, d’influences — réaliste et pittoresque d’abord, impressionniste ensuite, historique, politique et nationale à toutes les périodes traversées —, et ce, selon les tableaux…
La technique picturale du peintre s’avère impeccable, voire académique, et domine en moi l’impression que plusieurs artistes cohabitent, voire s’affrontent, en un seul, comme autant de courants, d’influences — réaliste et pittoresque d’abord, impressionniste ensuite, historique, politique et nationale —, selon les tableaux…
Parmi les sujets dominent des autoportraits et portraits, certains très beaux, voire d’autant plus émouvants que Répine peint ses proches, amis et famille. Certains tableaux cadrent, pour moi, des souvenirs littéraires ou musicaux qui remontent à ma jeunesse. Ainsi, il me semble connaître celui de Modeste Moussorgski, souvenir de classe de musique au collège, vraisemblablement…
Ilya Répine a par ailleurs fixé sur la toile des portraits de ses connaissances à l’orée de la mort, qu’il s’agisse de Moussorgski ou de Louise de Riquet, en s’emparant de leurs derniers instants de vie et laissant béer une mort déjà à l’œuvre…
Judith se montre d’emblée plus conquise que moi… Je reste néanmoins en arrêt devant le dernier tableau exposé, un Golgotha, à ras de sol, dans un décor moderne, malheureusement interdit de photographie — et sous vigilance étroite d’un gardien —, que je trouve particulièrement saisissant avec ses corps promis aux chiens, la mort travaillant à nouveau la scène représentée…
* * *
Alors que, par la suite, nous déambulons dans les galeries de l’exposition permanente, investie des installations de Jean-Michel Othoniel,
Eugène Boudin (Honfleur, 1824 - Deauville, 1898), Coup de vent à Frascati, Le Havre 1896, Huile sur toile
Judith échange des SMS avec N. et Laure, en s’essayant à jouer les intermédiaires entre eux deux.
Elle aborde alors, douloureusement, la situation familiale avec laquelle elle est aux prises, situation ayant sans conteste empiré depuis mon dernier séjour. Elle a reçu un message furibond de N. : à midi, Laure était encore au lit (elle sèche absolument les cours, en attendant que sa demande de changement d’orientation en psychologie plutôt qu’en histoire soit examinée en novembre) ; aussi envoie-t-elle un message pour inciter sa fille à sortir du lit ; entre-temps, N. est intervenu de manière musclée en surgissant dans la chambre ; Laure a envoyé un dernier texto, s’ouvrant sur la détestation qu’elle a de son père.
La faim nous gagnant, nous écourtons notre tour de la collection permanente, que nous connaissons de toute façon. Ce que propose la cafeteria des lieux nous semble cher et chiche. Judith propose de nous rendre rue de Rivoli dans une librairie-café pour nous restaurer.
La conversation se poursuit sur le thème familial alors que nous marchons en direction de la Place de la Concorde. Je ne sais que dire de l’altercation entre Laure et N., sinon que N. devrait « jeter du lest », se montrer moins sourcilleux ou négatif.
Judith insinue qu’il rentrerait de la jalousie de la part de N. quant à la relation, beaucoup plus ouverte et apaisée, qu’elle entretient avec ses propres enfants. Il s’accuserait ou jouerait tour à tour de son étiquette de mauvais père, se déchargeant de sa responsabilité et accusant, au contraire, Judith d’incurie ou de légèreté...
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Matin
Judith me prévient de son retard, très habituel.
Mon père, qui a oublié ce rendez-vous à 10 heures 30 dont je lui avais pourtant parlé, me téléphone. Le menuisier qu’il a contacté ne s’occupe pas de portes palières. Il a failli n’être pas admis ce matin à l’hôpital du fait d’un médicament qu’il n’a pas pris, médicament dont il n’avait pas été informé. Il a fallu batailler par l’intermédiaire de la secrétaire du chirurgien, venue à la rescousse.
Un message d’Aymeric me parvient aussitôt ensuite, qui me remercie de la soirée de la veille.
Je reçois un appel de Judith. Elle est arrivée dans les parages du musée Carnavalet, mais n’est pas certaine de retrouver son chemin.
Il est presque 11 heures lorsque, après que j’ai guidé ses pas, nous parvenons au seuil de l’exposition, Revoir Paris, faite autour de photographies d’Henri Cartier-Bresson.
La presse est importante. Nous louvoyons avec et contre elle.
Toutes les photographies, ou presque, sont sous vitre ou vitrine, et je ne hasarde que quelques clichés (m'amusant de ce négrillon — puisque présenté et mis en scène de cette façon — qui, parmi bien des clichés d'époque, « boxe le piano »…). J’achèterai à la sortie une carte représentant — à nouveau ! — le Square du Vert-Galant. Et je remets à plus tard le soin de sélectionner quelques clichés sur la toile, spécialement la jolie gueule de Le Clézio en 1965, laquelle a aimanté mes regards avant même que je reconnaisse l’écrivain.
Je propose de parcourir les autres parties du musée (c’en est la troisième ou quatrième occasion, la première étant quelque vingt années plus tôt avec M.-C., mais la “scénographie” en a récemment été rénovée). Judith s’y montre indolente — elle fera malgré tout une photographie rapprochée de cette magnifique porte de l'Hôtel de ville du XVIIe épargnée par les flammes lors de la Commune en 1871, tandis que je 'emploierai à la prendre sous un angle plus frontal et général, — et nous ne nous attardons pas.
(Avant de parcourir l'exposition, j'aurai pris également quelques clichés, notamment d'enseignes parisiennes — en particulier d'une plaque de la rue des Mauvais garçons, me rappelant tout à trac l'hôtel vétuste et bon marché où nous dormions, R. et moi, lors de nos premiers séjours parisiens : le simple vitrage n'assurait guère une bonne qualité de sommeil, et je garde un souvenir cuisant de la nuit où, en 1998, l'équipe française de football avait gagné la coupe du monde : non seulement le match était retransmis sur un écran géant sur la Place de l'Hôtel de la ville, mais toute la nuit un festival de klaxons et de vociférations déchaînés avait déferlé continûment rue de Rivoli pour fêter l'événement, nous empêchant tout à fait de dormir…)
Alors que je l’avais invitée à un déjeuner improvisé chez F. et Pascal, à peine engagée dans la rue Sévigné, Judith alentit le pas et propose de nous rendre plutôt rue des Rosiers en arguant que ses chaussures ne sont pas faites encore à son pied et qu’elle ne saurait marcher si loin.
Sur place, nous constatons que les boutiques de vêtements de luxe ont remplacé la plupart des échoppes traditionnelles ; et, après avoir hésité à plusieurs reprises sur un endroit où nous poser, nous nous installons sur la terrasse d’un restaurant qui propose des falafels.
Nous parlons de choses et d’autres tout en mangeant, notamment de ce à quoi je me suis occupé au cours des jours derniers.
Nous prenons un café ensuite. Je montre le cliché du bouddha que m’a légué mon père. Et, comme à Aymeric la veille, je raconte comment a été occulté par mes parents un secret que je croyais pourtant de Polichinelle — secret qui, à mes yeux, ne devait qu’être éventé, ne serait-ce que par ma tranquille incurie à ce qu’il soit révélé… Et pourtant !
Judith se passionne pour mon récit, et commente. Elle-même se demande si Laure n’est pas lesbienne, en ajoutant qu’elle s’y est prise très maladroitement avec elle à diverses reprises. Elle n’a pourtant jamais mystère de ses sept ans de sa relation avec une femme, S*** — avec laquelle elle vivait quand je l’ai connue.
Je dis alors que la pensée que Laure était peut-être gay m’a parfois effleuré, notamment quand Judith, N. et elle avaient séjourné quelques jours chez moi six ans auparavant.
Selon Judith, presque tous les amis de Laure, filles ou garçons, sont gays aussi, et elle raconte comment elle a commis à diverses reprises des maladresses, que Laure a accueillies avec un évident agacement.
Judith devient songeuse : non plus ne s’est jamais ouverte de ses soupçons avec N., voire : elle dit se demander s’il y a jamais songé — et déclare qu’il serait sans doute opportun d’aborder avec lui ce sujet.
Je me dis avoir peut-être ainsi semé quelque ferment de concorde, ce qui me console de toutes les méprises qui ont eu pu avoir lieu avec mes propres parents, contre la volonté vraisemblable des uns et des autres.