1307 - Précoce vendange, vendange tardive (19)
Précoce vendange,
vendange tardive
Journaux parisiens parallèles
(Journal extime)
Work in progress
19
22 octobre [suite]
Soir
Mon bonheur est grand de retrouver Adrien.
Je suis en retard, ayant confondu deux adresses de passages (celle de l’avant-veille, celle du jour). Il est installé à la terrasse du bar à vins dans lequel il m’a donné rendez-vous pour 18 heures.
Je le regarde tel qu’en lui-même devenu, lui que j’ai surtout connu quand il avait quinze ans : assez long, mince, brun, les cheveux presque aux épaules, le dos qui se voûte un peu. Il me dira avoir trente-trois ans. (Au vrai, j’aurais pu le calculer, à partir de l’âge de Romain…)
Je raconte : je croyais l’avoir vu à ****, mais je n’avais été abusé que passagèrement ; c’est immédiatement, en effet, que je l’ai reconnu lorsque je l’ai aperçu dimanche rue de la Butte aux Cailles, qui plus est au travers d’une vitrine.
Il est attablé devant un verre de vin blanc.
Je le plaisante : dans son film, que j’avais vu lors du second confinement [?], il buvait mêmement du vin blanc durant la séquence où il était attablé dans la cuisine d’une maison de campagne.
Il me livre quelques clés d’interprétation au passage : ledit film a été tourné dans la maison de M. R., son compagnon était un l’un des protagonistes du film, nous partageons donc quelque fantôme et cillons un instant à la pensée de cette mort.
Il me questionne à propos de mon état de santé.
Je tente de répondre au plus vrai — même s’il s’agit nécessairement d’une vérité du proche moment (tant je suis en l’occurrence content de mon séjour actuel à Paris, ravi de et par ce que j’ai vu et fait).
Il commande une bouteille, tout en ajoutant qu’il attend son amie pour dîner ensuite avec elle sur place d’une pizza. Je dis dans un souffle un instant chiffonné que j’ai réservé la soirée pour notre rencontre, mais chasse aussitôt l’idée de m’interposer entre eux — et le rassure à ce propos : je dois manger les restes et vider le réfrigérateur avant mon départ…
J’apprends qu’il habite le XIIIe arrondissement, Avenue d’Italie. Le hasard qui apparaît moindre qui nous a amenés à nous rencontrer, même si je parlerais de « hasard objectif » à ce sujet, le supraréalisme apollinarien ne faisant en rien reculer le charme, puissant, de la surprise…
Il a écrit un nouveau roman, lequel a été accepté par les éditions Verdier (je le félicite, en vantant le catalogue de leurs auteurs — Bergounioux, Michon… et Riboulet !). Il m’en donne le titre, laconique autant que parlant. (Comme j’ai l’esprit de l’escalier, il ne me vient pas à l’esprit sur le moment que j’aurais préféré pour ce dernier Acétiques, préféré sa force plurielle et polysémique, voire poétique dans l’usage du nombre…)
Il ne manque pas donc de projets. Il s’est écarté de la voie universitaire (comment lui donner tort ?). Il travaille comme consultant (?) pour la programmation d’une chaîne de télévision culturelle, ce pour quoi il a le statut d’intermittent.
Il n’aurait pas du tout voulu être enseignant (comment lui donner tort ?).
Il a fait un film sur son père, désormais à la retraite, ancien restaurateur (j’apprends que sa mère était esthéticienne, ce que j’ignorais, ainsi que d’ailleurs le métier de son père).
Sa compagne actuelle est — apprendrai-je bientôt — l’ancienne colocataire d’Elise. Elle se nomme Marianne. Elle est blonde, quand Elise est brune. Même si leur rupture a été difficile (lui est parti), Elise et lui se voient, Elise va bien. Elle travaille avec un producteur d’émissions connu à France Culture.
Elise et lui étaient ensemble depuis la classe de terminale — et non depuis la seconde, comme je le croyais : je me rappelle que je les croisais souvent dans la vieille ville de **** et trouvais très sympathique ce couple qui paraissait si uni, Elise me semblant toujours douce et souriante quand je les saluais.
* * *
Adrien a vu sa nouvelle amie s’installer à l’intérieur du bar et me demande si elle peut nous rejoindre. Elle est bientôt à notre table et, après les présentations d’usage, se glisse assez aisément dans notre conversation, même si celle-ci s’oriente différemment, du fait d’Adrien qui fait entre elle et moi une constante médiation. Elle aussi m’est sympathique. Elle est monteuse — à titre, c’est elle qui a monté le dernier film d’Adrien. Quoique souriante et attentive, je ne parviens pas tout à fait à la cerner, la trouvant d’ailleurs légèrement obséquieuse à mon égard. Peut-être est-ce la médiation orchestrée par Adrian qui me vaut cette impression, la situation voulant, quoi que j’en aie, que l’on parle souvent de moi.
Il explique au passage qu’il ne lisait pas avant que je sois son enseignant. Je demeure un instant sceptique ; pourtant, je veux bien croire qu’un professeur soit parfois un éclaireur, que je sois cet éclaireur que quelques-uns ont prétendu que j’ai été — telle cette ancienne élève devenue professeure de français qui avait effectué son stage au lycée et m’avait tenu, lorsque nous avions conservé, pareil langage embarrassant. D’ailleurs, il y reviendra, avant d’être interrompu par la serveuse, venue pour ajouter un verre à notre table. Il prétendra que j’étais, quoique peu sévère — à rebours de ce que Christine m’a dit parfois —, volontiers ironique, ce qu’il a l’air de trouver plaisant.
Nous parlons des lycées de garçons, tels que j’ai pu les connaître avant la généralisation de la mixité des établissements. Lui, aurait détesté cela.
Selon lui, même s’il redoublé la classe de première, il aurait bénéficié de beaucoup de chance dans son parcours scolaire. Je suis heureux de le lui entendre dire, mais quand il dit être un « transfuge » (en y mettant cependant quelque précaution) cela ne me paraît pas tout à fait vrai, le terme — qu’on entend beaucoup à présent — ne s’appliquant qu’en partie à son « extraction sociale ».
Je lui ai auparavant demandé des nouvelles de Thomas, dont j’avais beaucoup apprécié le moyen métrage, présenté à **** en même temps que son documentaire. Il ne l’a pas vu depuis presque un an.
* * *
Je parle de façon assez fluide, avant que, la fatigue me gagnant, des dérapages et bégaiements, dans les derniers moments, se multiplient.
* * *
L’heure s’avançant, je prends congé. Nous nous retrouvons tous deux au comptoir. Comme il veut m’inviter, je proteste, tenant au moins à diviser le prix de la bouteille en deux.
« Tu peux me tutoyer si c’est plus facile pour toi » : telles seront presque les dernières paroles que je lâcherai avant de partir.
* * *
Nous sommes restés ensemble un peu plus de deux heures et demie, et je titube autant du vin que nous avons bu que du plaisir trouvé à cet échange.
Après un coude effectué dans le passage — je me suis fait indiquer le chemin le plus court pour rejoindre la station de métro la plus proche —, hors donc de la vue d’Adrien et de sa compagne, je me retourne et fixe le souvenir de ce moment par un photographie qui vaut comme trace mémorielle et nouvelle “balise”.