1324 - Pages choisies : Pascal Quignard, l’Homme aux trois lettres (1)
de Pascal Quignard, l’Homme aux trois lettres, Grasset, 2020, pp. 37-44 :
« Race de fainéants qui n’aime que le lit et l’ombre ! »
Il s’agit des écrivains.
Fainéant est un mot français magnifique. Faire néant, c’est l’être. Le mot latin qu’emploie Juvénal dans ce vers est ignavus, in-actif ou plutôt sans élan. In-natus, c’est sans nativité.
Genus ignavum quod lecto gaudet et umbra !
Le romancier dans son lit, à la fin de la nuit, dans l’ombre d’avant l’aurore, est le non-né. Inapparu encore dans le jour. Rêvant, écrivant.
C'est Froissart dans ce qu'il appelait sa « forge ». C'est Descartes dans ce qu'il appelait son « poêle », C'est Brutus dans son lit au moment de mourir. C'est Proust dans son liège.
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L'oisiveté étrange que suppose le travail littéraire est ce moment parasite — il occupe opportunément, mais inutilement — ce « temps mort » dans le « temps » que les lettres disposent dans les flexions grammaticales avant de le distendre plus avant encore dans les séquences des mots qui s’y assemblent. Qu’elles s’entendent ou non dans l’air, l’entendu perdu se manifeste au côté de leurs fétiches. Elles s’inscrivent si peu nombreuses, si solitaires, sur un morceau de bois qui n’est plus un épieu, sous un stylus de bronze qui n’est plus une flèche. Ce fut Cadmus qui introduisit de Phénicie en Grèce l’alphabèta des seize premières lettres. Palamède y ajouta êta, upsilon, chi. Épicharme apporta phi. Simonide proposa psi, xi, oméga.
C’est ainsi que la res litteraria, dès qu’elle inscrivit ces singuliers visages que sont les lettres alphabétiques signifia, par une petite vingtaine de signes, tout ce qu’elles distinguent. La « chose des lettres » englobe d’un coup, toujours déjà, tout ce qui est venu s'écrire depuis l'origine de l'écriture : même inhumaine, même infernale, même divine, même naturelle, même sauvage, même physique, dans les fossiles des falaises, dans les ruines des plantes, dans les morsures des carnivores, sur les lèvres des nourrissons qui tètent et qui s’avancent, dans les seins des mères qui débordent leur torse et les allaitent, dans les excréments que délaissent les fauves dont on poursuit et les chairs et les mœurs et les fourrures et les défenses et les bois. Car quand on prononce le mot littérature, il ne s’agit pas d'une région de l’Être. C'est la possibilité de tout ce qui est composé de fragments ou de traits qui jaillit explosivement avec la « chose des lettres ». Plus étendue que l’ontologie du monde, plus nombreuse que les êtres qu’elle désigne autant qu’on veut, plus vaste que tous les genres qu’elle configure, la littérature n’est même pas bornée par la vérité. La littérature ne trouve même pas sa limite dans la capacité d’imprimer. Maxence fit briser les statues qui représentaient le corps de Constantin. Alors Constantin lui déclara la guerre. Au moment de franchir les Alpes, faisant attacher à son labarum les lettres grecques X et P, il vainquit. En souvenir du nom de Christos qui leur avait assuré la victoire, l’empereur fit alors graver en relief les lettres khi et rhô sur chaque bouclier de chaque légionnaire de ses légions.
Quand Constantin arriva au Pont Milvius, quand il noya Maxence dans le Tibre, soudain il aperçut une Huera qui s’écrivait dans l'étendue du ciel juste au-dessus de l’armée détruite. « C'était une croix au cœur du soleil dans la façon dont l'astre dégorgeait ses rayons. » Il s'agissait du T, qui est le tau de la croix sur laquelle le corps du Christ avait été cloué trois siècles plus tôt sur le mont du Calvaire dans la banlieue de Jérusalem. Les pictogrammes persistent sous les lettres et même sous les images des rêves. Le khi était la première lettre du mot Christos parce qu’il avait été jadis l’initiale du premier des dieux antiques qui s’appelait Chaos. Chaque mot lui-même est un fantôme. Chaque lexique est une population d'ombres. La littérature tue le maître et disloque sa maîtrise partout où elle affleure en sorte de faire revenir les visages méconnaissables de ceux qu'elle a exterminés.
Un jour, Térée prit une jeune femme qui s’appelait Philomèle par le bras. Il la bouscula, la jeta devant lui, gravit en la frappant, en la battant, le sentier de la montagne. Il la poussa dans une caverne obscure. Il arracha sa tunique. La jeune femme eut beau crier de toutes ses forces, Térée, ayant dénudé ses seins, y porta ses lèvres et mordit. À plusieurs reprises Térée mit à profit la sauvagerie, la solitude, la fraîcheur, la protection des parois noires. Les cris augmentaient son audace, les sons accroissaient son désir. Quand Térée fut sur le point de jouir, c’est-à-dire de la violer, Philomèle s’écria :
— Arrête, Térée ! Si tu me prends de force, je dirai ta violence à ma sœur qui est ton épouse, je dirai ta violence à son père qui est mon père.
Entendant ces mots, Térée ne retira pas sa verge de sa vulve mais sortit de son fourreau son épée, ouvrit la mâchoire de la jeune femme, tira sa langue de force au-delà de ses incisives et de ses canines, et la lui trancha à la racine. Il éjacula enfin en elle, sans qu’elle fût désormais capable de dire un mot ni de raconter quoi que ce soit quand elle serait de retour chez son père. Philomèle, une fois revenue dans le palais de son père, sans langage articulable par le moyen de sa langue entremêlée au souffle et claquant au bout de ses lèvres, tenant sa langue morte qui ne cessait de se flétrir et de rétrécir et de noircir à l’intérieur de sa main, se mit à tisser une toile qui racontait muettement son histoire. Voilà ce qu’est écrire. Toujours un terrible taire précède le parler-en-se-taisant qui se produit à l’écart de tous. Philomèle ajoute enfin que l’écriture est quelque chose qui paraît comme mort mais qui vit. Tous les mots ont leur vide mais tous les mots ont leur secret que les lettres dévoilent. En grec philo-mèle se décompose : celle qui aime le chant. La littérature aime une voix qui ne sonne plus dans l'espace mais qui s’entend au fond de l’âme. Une voix qui monte de l'invisible. Au-delà de toute musique, les lèvres devenues muettes aiment ce chant qui ne s’entend pas. C’est seulement aux yeux de l'illettré que l'écriture est morte. C’est seulement aux yeux de Térée que Philomèle est devenue muette sous le fer de son épée. C’est seulement aux yeux des non-lecteurs que les lettres ne semblent pas être la vie vivante. Viva vita. Vie sans mort. Vera vita viva. Vraie vie totalement vivante. Quatrième et ultime leçon. La littérature est la vraie vie qui raconte et rassemble la vie disloquée, bloquée, désordonnée, violée, gémissante. On disait « langue coupée », en Grèce archaïque. On disait « bouche cousue » au nord de l’Europe. On disait « oreille mordue » en Asie. Tels étaient les premiers noms des livres dans le monde. Il y a une curieuse méditation de Grégoire le Grand qui dit que Dieu a mordu l’enfer des païens qui précéda son épiphanie, du temps de l’empereur Tibère, et le recracha dans la crèche de foin de Bethléem où venait manger un âne, sous le règne d’Hérode. Dans cette morsure Dieu arracha la part du paradis. Ce serait seulement dans un second temps, après avoir médité sa morsure, que Dieu y aurait transféré tous les élus qui, au beau milieu de leur cou, avaient vu pousser et pointer une pomme d’Adam, en souvenir de la morsure originaire de la pomme édénique qui avait plongé les hommes, à l’origine des temps, dans le vrai enfer vivant de la curiosité affamée, des cris des animaux de toutes parts, des rugissements du désir sexuel. Un fruit qui pendait à une branche, à la façon d’un sexe à l’intérieur de la fourche des cuisses d’un homme, tenta la main de la première femme qui surgit dans ce monde. Elle ressentit l’envie de cueillir ce qui tentait son regard. Car c’est ce simple désir qui est au cœur du vol. Prendre sur l'autre ce qu'on ne possède pas. L’homme ne naît pas dans l’origine et l’influence de l’instinct : il naît dans la culture, la préhension, la compréhension, la prédation de l'autre, l'apprentissage. Il a à voler le monde qui précède. Il a à subir la culpabilité d’avoir tout volé de ce qu’il est. Son patronyme, ses prénoms, tous les mots, ses valeurs, ses modèles, ses vêtements, ses accents, ses proies, ses totems, ses rêves. Il a volé jusqu'à ses désirs. C’est ainsi que Térée, devenu fauve, avec ses griffes, ayant attrapé la langue de Philomèle, après l’avoir tirée tout entière hors de sa bouche, l’a extirpée sous la lame de son stylus à la racine. « Excerpere » chez les anciens Romains c’est extirper du texte en lisant. C’est faire des livres autant de langues arrachées, des listes d'extraits, des coutures de lambeaux, des mosaïques de fragments. C’est toute l’œuvre de Pline l’Ancien qui est une succession de séquences d'extracta. Les tractata, à Rome, ce sont les traités — ces coupes, ces coupures, ces découpures dans la masse immense et continue des livres. Même à Pompéi, le dernier jour de sa vie, le jour de l’éruption du volcan qui domine la baie de Naples et la mer Tyrrhénienne, sous la pluie de cendres, Pline l’Ancien dictait ce qu’il extrayait de sa lecture en lisant, en toussant, en suffoquant, en mourant. Les Anciens disaient qu’il n’y avait pas un vers que Virgile ait écrit qu’il ne l'eût tiré des œuvres des Grecs qui avaient été répertoriées et glissées dans les alvéoles de la bibliothèque d’Alexandrie.
Le mot texte, le vieux mot textum, renvoie, en latin, à la toile que tisse, texere, l’araignée dans les branches.
Le texte est ce dispositif de prédation qui flotte dans l’air. Alors, en silence, dépourvue de sa langue dans sa bouche, Philomèle — celle qui aimait jadis le chant qui habitait sa bouche — tisse en mouvant ses deux mains le textum taciturne et vindicatif. L’écrit énigmatique que sa navette compose, que Philomèle adresse à sa sœur une fois terminé, relate en silence les cris qui avaient été poussés par elle dans la caverne obscure où Térée la désirait, la frappait, la violait, l’envahissait : l’image qu’elle tissait expliquait la perte de sa langue. Après que sa sœur a fait cuire le fils qu’elle a conçu du viol de Térée, sous forme d'une brochette sur des charbons de bois, puis qu’elle l’a remis dans son sang, elle le donne à manger en ragoût à son père. Térée demande :
— Où est Itys ?
— Intus, lui répond Procné. En toi. (A l’intérieur.)
Aussitôt Térée met deux doigts au fond de sa gorge et cherche à vomir pour ramener au jour un peu de son enfant découpé en morceaux.
— Où est le monde que j’évoque ?
— Intus.
— Où est la langue de Phimilèle ?
— Intus.
— Où est le monde littéraire ?
— Intus.
Intérieur est le comparatif.
Intime est le superlatif.
Tel est le monde intime des hommes.