1332 - Pages choisies : Pascal Quignard, l’Homme aux trois lettres (3)
de Pascal Quignard, l’Homme aux trois lettres, Editions Grasset & Fasquelle, 2020, pp. 127-128 :
Tout amateur d’art authentique tombe dans la scène.
Les « yeux » du lecteur n’observent pas l’objet qu’il tient entre ses mains ; le livre est oublié ; ses yeux sont fascinés par autre chose ; ils sont déjà avalés par le corps autre qui les mobilise tout entiers. La lecture alors est un carmen, un charme, un chant de sirène, un odos chamanique, un tao nébuleux. Il ne faut sans doute pas dire du lecteur qu’il ne voit plus « passer le temps » : il plonge dans le jadis où la diachronie se dissout.
C’est le plongeur de Paestum, admirable peinture exécutée au dos d’un sarcophage, peinte pour le regard de personne, peinte pour les yeux morts du mort, admirable peinture comme peinte à l’instant, si liquide, si fraîche qu’on peut aller admirer, dans le plus complet des silences, sinon le bruissement de l’air conditionné, dans le sous-sol du temple grec si beau qui fait face à Capri, qui se tend vers l’île au sanglier si massif, tombant à pic dans la mer, juste avant que l’eau de la mer l’engloutisse et le mêle aux sirènes qui se sont jetées à leur tour dans la mer.
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L’Homme aux trois lettres, Editions Grasset & Fasquelle, 2020, pp. 166-168 ; p. 170 :
CHAPITRE XXXVII
Sur la lettre y
Nous ne sommes pas en naissant les esclaves des astres qui sont insensibles.
Il y a un autre ciel que la voûte céleste où les consuls, les sortilèges, les augures scrutent en guettant. Où les mages prétendaient lire en suivant l'étoile qui guide le chameau qui les conduit à l'ange, qui les mène irrésistiblement à la paillasse de Bethléem, à la divine odeur d'étable qui monte de toute nativité. Le scintillement de l'étoile et les grandes ailes de l'ange indiquent là où la Vierge épuisée baisse les yeux et dort sur le bord de la crèche où son fils dort. Il y a un ciel propre à l'homme intérieur : c'est la convection intime et nocturne de l'âme qui se renverse sur elle-même. Seul le lecteur, le littéraire, le lettré en comprennent l'amplitude. Pétrarque est plus précis encore dans son épître : Chaque fille est divisée entre la femme et la mère. L'homme qui écrit une fois devenu mûr aborde un carrefour comparable à celui que les femmes connaissent au terme de leur jeunesse.
Soit les guerres séculaires qui fondent l’être-ensemble des hommes dans l'Histoire, soit la vie solitaire dans l'explosivité du temps.
Ou bien le chevalier ou bien l'ermite.
Quel homme ne se retrouve au carrefour de deux chemins quand il a fini de grandir, quand il a achevé ses études ? D'un côté la foi publique, l'ambition sociale, citoyenne, religieuse, fortunée, glorieuse, de l'autre côté la vertu interne, la menace mortelle, individuelle, dense, sèche, ascétique, brûlante.
Pétrarque introduit alors dans son argumentation cette remarque étrange : « Ce carrefour a la forme de la lettre inventée par Pythagore, qu'on appelle y, et qui présente une fourche inégale à son extrémité. » C'est la lettre grecque dite upsilon, lunaire, bicorne, cervidée, tauromachique. La corne la plus brève, à droite, va vers Dieu, va vers le salut, va vers le paradis ; la corne la plus large et la plus affaissée part vers la gauche, s'incline vers la terre, vers la culpabilité, vers l'enfer.
La bifurcation de la lettre et de chaque lettre est le destin du lettré. Elle voue celui qui lit au chemin le plus long. Car, si la symbolie encrante sur-le-champ et propulse, la diabolie rallonge et erre.
Selon Pétrarque le chemin sans secours qu'emprunte celui qui consacre sa vie à l'étude exige la force la plus grande. Ce chemin que trace le long trait de la lettre dans les jours de celui qui lit, c'est le chemin de montagne. C'est le chemin de Pétrarque. C'est le chemin de Nietzsche. C'est le chemin de Rilke. C’est le chemin de Celan. C'est le chemin qui mène au haut du mont Ventoux.
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D'un côté l'argumentable, de l'autre l’intraitable.
D'un côté le discours, la ligne droite, les plaisirs de l'identité, la tiédeur du foyer, les étapes régulières, la fortune, de l'autre le roman, le coup de foudre, le caprice bouleversant, la densité, l'éclair, la saute, l'incandescence, l'amour.
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« Non serviam », telle est la devise du diable dans l'Occident chrétien. C'est ainsi que la littérature est diabolique : elle quitte la langue parlée. Je ne servirai pas. Je ne parlerai pas. Elle quitte le Verbe pour le Silence. La littérature dédaigne l'interlocution et gagne la solitude. Elle quitte le dialogue et elle rejoint le rêve. Je ne servirai à rien. Je ne servirai jamais.
[…]
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Jadis, Mallarmé, en relisant ses vers, corrigeait partout « Mon Dieu » par « Jadis ».
Mon Dieu, tu détachas les grands calices pour…
Jadis tu détachas les grands calices pour…
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Mallarmé disait de ceux qui le liraient : « Je les priverai de paradis. »
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