1370 - Voyage à Metz (1)
Voyage à METZ
15 juillet 2022
(Work in progress)
1
15 juillet 2022
Matin
Bien décidé à prendre le frais ailleurs depuis la veille, la canicule des jours précédents devant connaître une courte trêve, je me hâte de prendre le train pour Metz.
Comme d’ordinaire, je me pense en retard. J’aurai dix minutes d’avance.
Le train arrive presque une demi-heure avant l’heure d’ouverture du Centre Pompidou. J’erre un peu dans le centre commercial tout proche, m’intéressant aux prix des affaires soldées dans les vitrines. Je me dis que je repasserai peut-être, en fin d’après-midi.
Je n’y reviendrai pas.
* * *
La file d’attente n’est guère longue — sont rassemblées vingt personnes tout au plus — alors qu’ouvre le musée. Je prends l’ascenseur pour l’avant-dernier niveau, escomptant visiter sans trop de monde alentour l’exposition Mimèsis, un design vivant. De fait, je déambulerai seul durant le premier quart d’heure au moins.
Je prends beaucoup de photos. Une sculpture monumentale accueille le visiteur, dont la technique, dans la superposition de ses couches — due à une impression 3D —, me fait songer aux taillis, arbustes ou parois rocheuses réalisées par Eva Jospin — à laquelle je crois avoir un instant affaire, même si je vois bien qu’il ne s’agit pas là de carton découpé.
Michael Hansmeyer, Benjamin Dillenburger (Allemagne, 1973 ; id., 1977), Grotto II, 2015-2016, Impression 3D, sable de silice, peinture, 320 x 320 x 200 cm, En partenariat avec Digital Building Technologies, ETH Zurich, Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
Dans la partie réservée aux meubles design,
Alvar Aalto, (Finlande, 1898-1976), Chaise longue n° 39, 1936, Bouleau lamellé-collé cintré, sangles, Éditeur : Artek, Helsinki (Finlande), après 1936, Fabricant : Oy Huonekalu-ja rakennustyötehdas, Helsinki, 60 x 61 x 163 cm, après 1936, Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne ; Bruno Mathsson (Suède, 1907-1988), Chaise longue Pernilla, Hêtre cintré, papier kraft torsadé et tissé, 90 x 110 x 70 cm, Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne ; Hans Jorgen Wegner (Danemark, 1914-2007), Chêne, lames de rotin, laiton, 93 x 73 x 150 cm, Ebéniste : Johannes Hansen, Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
Carlo Mollino (Italie, 1905-1973), Bureau, 1950, Erable sycomore (massif et contreplaqué), verre trempé, laiton, 78 x 205 x 94 cm, Fabricant : Apelli & Varesio (Italie) [exemplaire unique], Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne ; Chaise : Architetti associati : Vittorio Gregotti (Italie, 1927) Lodovico Meneghetti (Italie, 1926) Giotto Stoppino (Italie, 1926-2011), 1953, Contreplaqué, acier laqué, 83 x 80 x 80 cm Fabricant : SIM (Italie), Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
Danielle Quarante (France, 1938), Fauteuil Albatros, 1969, Résine polyester armée de fibre de verre, 68 x 88 x 80 cm Éditeur : Airborne, Aire-sur-l'Adour (France), Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
quelques souvenirs affleurent : devant les meubles conçus par Charlotte Perriand, je songe à l’exposition de photographies de l’artiste parcourue avec Judith,
Charlotte Perriand (France, 1903-1999), Chaise Ombre, Contreplaqué de frêne cintré et teinté, 65 x 45 x 56 cm [Éditeur : Takashimaya (Japon)], 1955, Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne ; Table basse empilable, 1954-1955, Aluminium anodisé, 49 x 53 x 36 cm [Fabricant : Ateliers Jean Prouvé, Maxéville (France), tiré en 9 exemplaires], Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
Charlotte Perriand, Table en forme, 1938, Madrier de sapin, bois verni, 69 x 183 x 125 cm [Fabricant: Les charpentiers de Paris (France)], Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne ; Série de photographies, Tirage charbon, 86 x 86 cm chacun, Collection particulière
et songe – bien sûr — à J.-M. et Pascal, lorsque j’aperçois une chaise Bertoia.
Harry Bertoia (Italie, 1915-1978), Diamond Chair, 1952, Acier, fil d'acier perforé et soudé, laqué, 70 x 112 x 80 cm. Editeur : Knoll Associates, New York (Etats-Unis), Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
- Tout une salle est consacrée Serge Mouille, dont les objets, malheureusement sous vitrine, interdisent la plupart du temps une capture photographique. Je réussis toutefois, pour un seul cliché, à tromper les reflets importuns en changeant d’angle.
Serge Mouille (France, 1922-1988), Lampe Petite Veilleuse vers 1958, Cylindre ajouré en tôle d'aluminium, 74 x 10 cm, Édition inconnue, tirage : pièce unique, Fabricant : Atelier de Serge Mouille (France) ; Abat-jour Lèvres, 1957, Métal, 40 x 12 cm, Edition inconnue, Fabricant : Atelier de Serge Mouille ; Abat-jour Lèvres, 1957, Métal et peinture, 60 x 12 cm, Prototype Fabricant: Atelier de Serge Mouille — Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
- Je m’amuse de cette « étagère-arbre », dialoguant, de fait, assez idéalement « entre nature et culture ».
Andrea Branzi (Italie, 1938), Étagère Tree 5, 2010, Bouleau et aluminium patiné, 316 x 200 x 27 cm, Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
Jadis amateur de constructions en Lego, je me trouve bientôt réveillé dans mon enfance par ces maquettes d’espaces urbains qui occupent une large salle, suscitant en moi, à leur invitation, des mini-rêveries, d’autant que les accompagnent des enregistrements sonores (ainsi que des installations vidéo, auxquelles je ne prête que peu d’attention) comme autant de gazouillis aquatiques qui paraissent bruire sous mes pas tandis que je longe des silhouettes découpées figurant des promeneurs alors que concurremment, mais sur un mode mineur, se font entendre les rumeurs de leurs activités et celles de la ville.
Et je ne reste pas non plus indifférent à ces meubles conçus à partir d'algues, diatomées (« micro-organismes unicellulaires » des fonds sous-marins) et autres cocons de vers à soie — ou tout matériau “alternatif” conjuguant « biofabrication et processus numérique », dans des « objet[s] à l’empreinte carbone négative » …
Perry Hall (États-Unis, 1967), 1. Turbulence Drawing System [Système de dessin à turbulence] 2014, Vidéo numérique, 11'27", Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne ; Ross Lovegrove (Royaume-Uni, 1958), 2. Luminaire Cosmic Leaf, 2009 ; The Gingko Carbon ,Table, 2012, Fibre de carbone, 72 x 126 cm, Acier, chrome, polymère, 192 x 38 x 22 cm Éditeur: Artemide (Italie), Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, AM ; 4. Chaise Diatom, 2014, Aluminium pressé, 77 x 72 x 63 cm, Éditeur : Moroso (Italie), Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
Aurélie Hoegy (France, 1989), Divan, 2020, Rotin, inox marine, 140 x 270 x 190 cm, Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
Marlène Huissoud (France, 1990), Cocoon Cabinet #6, 2018, Cocons de vers à soie, résine d'abeille, base en chêne, étain, 90 x 120 x 60 cm, (Pièce unique), Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne
- * * *
- D’autres souvenirs, plus lointains, proprement scolaires, m’attendent à l’étage supérieur, dédié à un thème ambitieux : l’Art d’apprendre, une école des créateurs.
Marcel Broodthaers (Belgique, 1924-Allemagne, 1976), Le Corbeau et le Renard, 1968, Toile photographique et machine à écrire chargée de trois toiles émulsionnées, Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne-Centre de création industrielle
Je me souviens alors de Madame S., institutrice qui recourait à la méthode Freinet. Et je reconnais les boîtes (dont il manque, me semble-t-il, le couvercle plastique) qu’on actionnait au moyen d’une molette pour faire défiler les bandes (sur fond blanc, figuraient les exercices de français ou d’arithmétique, dont on complétait les réponses, et, sur fond jaune, leur corrigé — les boîtes que je photographie étant toutefois légèrement différentes).
Boîte enseignante. Pédagogie Freinet, Vers 1960, Boîte destinée à accueillir une bande de papier roulée sur un cylindre de plastique ; Bandes enseignantes. Pédagogie Freinet. Bande enseignante T.P.14, 2° série « Je sais faire... », Pédagogie Freinet/ travaux pratiques. Pâtisserie. Un gâteau au chocolat, Vers 1969, Bande de papier roulée sur un cylindre de plastique, Rouen, Munaé-Le musée national de l'Éducation
Je me rappelle aussi les journaux édités par la classe (cette institutrice devait déployer un temps et une énergie assez fous), dont me revient l’odeur des stencils à encre. Nous tournions la manivelle de la machine à imprimer, émerveillés de voir défiler, cette fois, dans des caractères de différentes couleurs — turquoise, indigo, rose, jaune et magenta [?] — des textes et dessins dont nous étions les auteurs.
Journaux scolaires Freinet, “Les pionniers”, Six cahiers agrafés [détail], Rouen, Munaé - Le musée national de l'Éducation
J’ai raconté déjà le sentiment que j’avais eu d’une imposture inaugurale lorsqu’une de mes « rédactions » avait été reproduite, mot pour mot — ou peu s’en fallait —, alors que le vocabulaire m’en avait été presque soufflé entièrement par mes lectures : j’ignorais bien entendu qu’en matière d’écriture nous n’inventons jamais vraiment, que nos fantaisies sont d’imitation presque de bout en bout. Mais mon malaise avait été grand que ma mère s’émerveillât d’un génie qui n’était guère que celui d’un talent emprunté dont j’aurais pu nourrir encore des phrases et des phrases de la même mouture… (Et, même en écrivant ce développement-ci, le sentiment me poursuit d’une littérature insincère, d’un morceau arrangé ¡)
Les élèves, en l’absence de la “maîtresse”, pratiquaient l’autodiscipline. Etait désigné tour à tour tel ou tel condisciple chargé de rapporter ensuite lequel d’entre nous avait pu se dissiper, ce qui, au vrai, demeurait tout relatif puisque nous ignorions tout de ce qui aurait relevé d’un véritable chahut. Dans un tableau où nos noms étaient inscrits dans l’ordre alphabétique, la maîtresse enfonçait des punaises rouges et vertes censés représenter blâmes et encouragements, ce qui, je crois, suffisait à nous contenir dans des limites raisonnables — car je ne me rappelle pas de punition appliquée à aucun congénère, non plus qu'à moi…
Toujours est-il que l’année suivante, ayant changé d’établissement et habitué à ce régime d’autogestion, en l’absence, cette fois, de l’instituteur, de mon propre mouvement, je m’étais institué chambellan du maître et ainsi fait le délateur de mes petits camarades ; mal m’en avait pris puisque je m’étais fait sévèrement chapitrer par Monsieur S***, dont j’ai retenu au moins une formule expéditive « Pas de mouchards ici ! » ; et, même si, sur le moment, j’en ai éprouvé un sentiment cuisant d’injustice, je me suis converti à sa nouvelle doctrine, en retenant à jamais cette leçon, tout amère fût-elle ¡
- Je n’ai conservé pourtant de souvenirs que bons de cette précédente institutrice — dont les méthodes avait, par ailleurs, les faveurs de ma mère, laquelle avait elle-même exercé durant quelques années la même fonction et qui n’avait pas assez de mots assez durs (elle qui avait appris à lire à des élèves du “C.P.” avec le bon vieux recours syllabique) pour fustiger les dégâts opérés par les tenants de la « méthode globale ».
- Madame S. habitait dans une de ces maisons toutes identiques que l’on faisait alors construire sous le label de “Pavillons Phœnix” dans un quartier qui demeurait partiellement encore en friche, non loin du cimetière de cette petite ville de la banlieue de T****. Et je me souviens qu’elle y faisait courir son chien, un caniche noir — non pas un de ces caniches nains mais un représentant haut sur pattes de l’espèce — qui répondait au nom de Jicky et dont ma sœur et moi étions naturellement épris, ma sœur surtout.
- Autre souvenir, soixante-huitard : l’école avait fermé une dizaine de journées au moins [?], et j’avais tiré un bonheur singulier de cette école buissonnière qui nous était allouée — alors même que j’aimais bien y aller. C’était le temps, il faut dire, où, ma mère étant immobilisée du fait de sa jambe cassée, l’on avait fait venir Adrienne, la cousine de mon père, qui avait alors seize ans — et dont, en épigone des Verlaine et autres Gide au petit pied, j’étais tombé amoureux fou…
- En 1973, je suis encore un peu trop jeune pour m’intéresser à la Loi Debré — malgré mon horreur instinctive des guerres et des militaires, et même si, d’un printemps l’autre (celui de 1968, celui de 1973), la jeunesse était descendue massivement à nouveau dans la rue afin de se mobiliser contre la suppression des sursis militaires décidée par ladite loi : cependant, comment, si jeune, et sans télévision, l’aurais-je su ?
- Mais j’entrerai à mon tour dans la danse militante quelque deux ans plus tard en manifestant contre la Loi Haby, occasion d’une course-poursuite mémorable dans la cour du lycée entre François et un inspecteur d’académie [?] acharné à confisquer le mégaphone du premier, ce que j’ai peut-être raconté déjà…
- Quoi qu’il en soit, la « querelle scolaire » n’était pas près de finir. Elle s’est avivée au contact de pédagogues convaincus, dans leur folie ou aveuglement, d’avoir raison contre des enseignants, eux, férus, à tort ou raison, d’une tradition plus éprouvée — telle ma mère qui en tenait pour l’apprentissage syllabique de la lecture.
- Si mes souvenirs du cours élémentaire deuxième année restent globalement bons, si le sentiment que nous avions, mes condisciples et moi, de passer notre adolescence dans des « lycées-prisons » avait quelque fondement, si, après des années d’expériences tâtonnantes, d’approximations décevantes de toute évidence, et si, devenu enseignant, sans me renier pour autant, je me rallierai au camp des Anciens, n’en déplaise à Rimbaud (mais La Fontaine ne vaut-il infiniment davantage que ce gros balourd de Perrault ?) — si (donc) je me rallierai au camp d’une « réaction », saine, sinon salvatrice, après les désastres pédagogiques dont nous avions été les témoins autant que les acteurs suivistes ou impuissants (les deux, très souvent), au fil de réformes destructrices du sens, décidées en haut lieu au sein du Ministère de l’Education nationale et s’en prenant à l’école publique même, je le ferai avec éclat et raison au tournant des années 2000 ¡
- Il n’est pas d'ailleurs jusqu’à ces dernières années où nous avons lutté, beaucoup de collègues et moi, contre le « tout-numérique » qu’on voulait à toute force nous imposer, obtenant dans notre établissement scolaire un moratoire d’une ou deux (?) années, avant de devoir d’appliquer de sempiternelles réformes débilitantes et dévastatrices… Immense est demeurée et demeurera ma méfiance envers « certains technocrates ou professeurs dans le vent », telle celle dénoncée jadis ou naguère dans ce tract bricolé avec les moyens du bord.
Les Incorruptibles, Je refuse une société cybernétisée que nous proposent certains technocrates ou professeurs dans le vent, 1968, Collage et feutre bleu sur papier blanc, Rouen, Munaé - Le musée national de l'Éducation
- Je m’amuse également d’une vidéo parodique de cours magistraux — filmés de façon frontale, le protagoniste articulant la certitude de son savoir (celui-ci triste, il est certain, et sans rapport celui de Nietzsche, libre, sain et gai) — un maître pontifiant, qu’il paraît difficile de soutenir, tant il paraît caricatural dans ses gestuelle, diction et mimiques…
- * * *
- Autre vidéo, conçue par Florian Fouché, regardée en tout début de parcours de cet étage, assez étrange et dérangeante, au moins pour moi : celle-ci met en effet en regard son père, devenu hémiplégique par suite d’un accident vasculaire cérébral,
- et un autiste dans un discours qui fait de nous tous tout à la fois « des assistés et des assistants », tout en tirant cet argument : « Auprès des autistes, Deligny a imaginé une “mémoire en quelque sorte réfractaire à la domestication symbolique, quelque peu aberrante, et qui se laisse frapper par ce qui ne veut rien dire, si on entend par frapper ce qui fait empreinte”. J’aime cette idée d’une mémoire “quelque peu aberrante”. L’aberration, c’est libérateur. » — et, si j’adhère au propos du cartel (assez disert ou, quelquefois, sibyllin pour le cuistre que je suis) que je lis, ma compréhension reste tout ou partie fermée aux images que je vois,
- ne parvenant pas toujours à suivre décidément les images des vidéastes, malgré de notables exceptions… — Mais, vrai, les anges se dérangent [je ne sais plus d’où cette phrase provient], ou nous dérangent, tout autant, et je ne doute pas que les artistes de bien des façons soient des autistes (et réciproquement) tels qu’ils nous condamnent à la cécité ou à des sottises confondantes, parfois…
- (à suivre)
- P.-S.