1389 - Pages choisies : de Adalbert Stifter, le Vieux Garçon, Traduit de l’allemand par Marion Roman, Edition Sillage, 2014.

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de Adalbert Stifter, le Vieux Garçon, Traduit de l’allemand par Marion Roman, Edition Sillage, 2014 :

 

Adalbert Sfiter,  Paysage avec ciel nuageux

Adalbert Sfiter, Paysage avec ciel nuageux

 

Quatrième de couverture :

    Orphelin de père et de mère, Victor vient tout juste d'achever ses études et s'apprête à prendre le poste que son tuteur lui a procuré. Mais un oncle fortuné, qui vit en reclus sur une île, au milieu d'un lac de haute montagne, exige expressément sa visite.
    Confronté à la rudesse du mystérieux vieillard, qui n'avait jamais manifesté pour lui le moindre intérêt, Victor verra ses repères et illusions bouleversés ; il repartira parvenu à l'âge d’homme.

    Précédemment publié sous le titre L'Homme sans postérité, Le Vieux Garçon est l'une des plus belles réussites de Stifter (1805-1868), étudiant désargenté devenu figure majeure des lettres allemandes, admiré de Nietzsche, Hermann Hesse ou Thomas Mann.

 

pp. 127-137 :

    — Je vais bientôt te laisser repartir, lui dit un jour l'oncle après le déjeuner.
    Un orage spectaculaire se déchaînait sur la Grisel ; une pluie grondante se déversait comme une mitraille de diamants sur le lac qui s'agitait et se grêlait de vaguelettes bondissantes. À cause de cet orage, ils étaient restés à table un peu plus longtemps.
    Victor laissa ces mots sans réponse, mais tendit l'oreille, attendant la suite.
    — Au fond, tout cela est vain, reprit l'oncle d'une voix lente, oui, vain. La jeunesse et la vieillesse ne s'accordent pas. Écoute, tu es plutôt bon, tu es solide et droit, et tu vaux mieux que ton père à ton âge. Je t'ai observé pendant tout ce temps et je suis d'avis qu'on peut sans doute compter sur toi. Tu possèdes un corps que la nature a fait fort et beau, et tu en exerces volontiers la puissance, que ce soit en escaladant les rochers, en te promenant au grand air, en nageant... mais à quoi bon tout cela ? C'est là un bienfait qui est loin de moi, par delà tous les espaces. Une voix secrète me l'a toujours soufflé : « Tu n'arriveras pas à faire en sorte que son œil te regarde, tu n'atteindras pas à la bonté de son cœur, car tu ne l'y as ni semée, ni plantée. » C'est ainsi, je le reconnais. Les années qu'il aurait fallu employer à cela sont révolues, elles sont par-delà les montagnes et nulle autorité ne pourrait les faire remonter et revenir sur ce versant, où déjà se penchent des ombres froides. Aussi, va rejoindre la vieille femme dont il n'est plus temps d'attendre de lettre avant ton départ — va, et vis heureux et serein.
    Victor était profondément touché. Le vieillard était assis de telle façon que les éclairs illuminaient son visage et parfois, dans la chambre baignée de crépuscule, il semblait que des flammes couraient parmi ses cheveux gris, que la lumière inondait ses traits burinés. Si le jeune homme avait jadis trouvé arides et funestes le silence falot et la mortelle indifférence de l'oncle, il n'en était que plus saisi par son agitation. Le vieux avait redressé son long corps dans son fauteuil ; son visage était prêt de trahir une vive émotion. Pendant quelques instants, le jeune homme ne répondit pas au discours de l'oncle, dont il devinait le sens plus qu'il ne le comprenait. Il dit cependant :
    — Vous avez parlé de lettres, mon oncle ; je vous avoue franchement que je m'inquiète de n'avoir toujours pas reçu de réponse à celles, nombreuses, que j'ai envoyées chez moi, bien que depuis mon arrivée Christoph se soit rendu plus de vingt fois déjà à la Hul et à Attmaning.
   — Je le savais bien, dit l'oncle. Mais tu ne peux pas recevoir de réponse.
   — Pourquoi pas ?
  — Parce que j'ai pris des dispositions et passé avec eux un accord pour qu'ils ne t'écrivent pas pendant tout le temps que tu seras ici. Pour le cas où tu t'inquiéterais, sache qu'ils sont en bonne santé.
    — Ce n'est pas bien, mon oncle, d'avoir fait cela, dit Victor, bouleversé. Ces mots que m'aurait écrits ma mère adoptive, j'aurais eu grand plaisir à les recevoir.
    — Comme tu l'aimes, cette vieille femme, dit l'oncle. Je l'ai toujours pensé.
    — Si vous aimiez, on vous aimerait en retour, vous aussi, répliqua Victor.
    — Toi, je t'aurais aimé ! s'écria le vieillard, de sorte que Victor manqua de sursauter.
    Il y eut quelques instants de silence.
    — Et le vieux Christoph m'aime, poursuivit le vieillard, et peut-être aussi la vieille servante. Qu'as-tu donc à te taire ? dit-il encore au jeune homme après un moment. Et cet amour en retour, alors ? Qu'en est-il  ? Parle, à la fin !
    Mais Victor se taisait, incapable d'articuler un mot.
    — Vois-tu, reprit le vieillard, je le savais. Sois tranquille, c'est bien, c'est très bien comme cela. Tu veux partir, je vais te donner un bateau et tu partiras. Mais tu attendras bien que la pluie cesse ?
    — Oui, et plus encore, si vous avez à me parler sérieusement, répondit le jeune homme, mais il vous faudra bien reconnaître qu'on ne s'attache pas quelqu'un par la seule amertume d'un caprice. Il est tout de même étrange, c'est peu de le dire, que vous m'ayez d'abord retenu prisonnier sur cette île où vous m'avez mandé, et où je suis venu en toute confiance, parce que vous l'exigiez et que mon tuteur et ma mère m'enjoignaient de le faire. En outre, il est surprenant que vous me coupiez des lettres de ma mère, plus surprenant encore que le reste, peut-être.
    — Tu parles comme bon te semble, répondit l'oncle en dévisageant longuement le jeune homme. Certaines choses dont tu ne comprends ni le but ni la fin peuvent te sembler amères. Il n'est rien d'étrange à ce que j'ai fait, pour tout est clair et net, au contraire. Je voulais te voir parce que tu hériteras un jour de ma fortune, et je voulais pour cette raison te voir longuement. Personne ne m'a donné d'enfant, tous les parents gardent les leurs pour eux ; à la mort d'une de mes proches connaissances, je suis allé m'installer ailleurs. J'ai fini par m'établir sur cette île, dont j'ai acquis le sol et la terre ainsi que la maison, qui servait autrefois de tribunal aux moines. J'ai voulu laisser pousser à leur guise l'herbe et les arbres pour me promener parmi eux. Je voulais te voir. Je voulais voir tes yeux, tes cheveux, tes membres, te voir tel que tu étais, comme on voit un fils. Il me fallait pour cette raison t'avoir seul et te retenir. S'ils n'avaient cessé de t'écrire, ils t'auraient maintenu dans cette même dépendance douceâtre qu'auparavant. Il fallait que je t'y arrache et te place au soleil et au grand air, sans quoi tu serais devenu une chiffe, comme ton père, tu serais devenu comme lui inconstant au point de trahir ce que tu crois aimer. Tu es certes plus fort que lui, tu sais user de tes armes comme un jeune rapace, cela est bel et bon, je t'en félicite, mais tu ne devrais pas éprouver ton cœur auprès de femmes tremblantes, mais plutôt contre le roc — or, moi, je suis plus roc que toute autre chose. Si je t'ai maintenu dans ma poigne, c'est parce qu'il le fallait ; qui ne sait à l'occasion lancer le bloc de pierre de la violence, ne sait pas non plus agir et porter secours depuis le tréfonds de son être. Tu montres parfois les dents, et pourtant tu as bon cœur. Cela est bien. A la longue, tu serais devenu mon fils, tu te serais laissé entraîner à me respecter et à m'aimer et, ce faisant, tu aurais vu les autres se soumettre et rapetisser devant toi, ceux-là qui n'ont jamais su me percer à jour. Mais j'ai compris que cent ans s'écouleraient avant que tu y parviennes, aussi va où tu veux, tout est fini... Que de fois ne leur ai-je demandé de t'envoyer ici, avant qu'ils n'y consentent ! Ton père aurait dû te donner à moi, mais il me trouvait trop sauvage et craignait que je ne te déchire ; j'aurais plutôt fait de toi un aigle tenant le monde entre ses serres et le précipitant s'il le faut dans l'abîme. Seulement, après avoir aimé cette femme, il l'a abandonnée, sans toutefois avoir la force de la répudier à jamais, non : il y pensait sans cesse et, quand il est mort, c'est sous ses ailes à elle qu'il t'a caché, de sorte qu'il s'en fallut de peu que tu ne deviennes poule, tout juste bon à séduire des poussins et à criailler si d'aventure un cheval t'en écrasait un sous son sabot. En ces quelques semaines passées chez moi, déjà tu es devenu davantage, car tu as dû lutter contre la violence et la pression, et tu serais devenu plus et plus encore. J'ai exigé que tu fasses le chemin à pied pour t'initier au grand air, à la fatigue et à la conquête de soi. Ce que j'ai pu faire après la mort de ton père, Hippolith, je l'ai fait ; je t'en parlerai tantôt. Je t’ai demandé de venir, entre autres, pour te donner un bon conseil, que ni ton homme de plume de tuteur, ni la femme ne peuvent te donner, et que tu pourras suivre ou non, selon ton bon plaisir. Comme tu pars sans doute aujourd'hui, ou demain au plus tard, il faut que je te le donne. Écoute-moi. Ainsi, tu as l'intention d'aller prendre le poste qu'on t'a procuré pour y gagner ton pain et te mettre à l'abri du besoin ?
    — Oui, mon oncle.
    — Or, comme tu le sais, je t'ai déjà obtenu un congé. C'est dire combien tu dois être indispensable, et combien important ce poste qui peut rester vacant à t'attendre. C'est un congé à durée indéterminée que j'ai là. Je peux à tout instant, si bon me semble, faire résilier ton engagement. Le poste ne requiert pas précisément les compétences qui te sont  propres ; quelqu'un attend sûrement déjà que tu y renonces, quelqu'un qui en a besoin. D'ailleurs, tu n'es pas en mesure, pour l'heure, d'accomplir quoi que ce soit qui te rende digne d'un tel poste, car tu es à peine adolescent, et n'as eu entre les mains qu'un grain de sable de la terre qu'il te faudrait connaître, et ce grain de sable même, tu ne le connais pas encore. Ainsi, prendrais-tu maintenant tes fonctions que ce que tu pourrais faire de mieux ne servirait à personne ; cela te rongerait et te tuerait à petit feu. J'ai mieux pour toi. C'est là la plus haute, la plus importante mission que tu aies à remplir : il faut te marier.
    Victor tourna vers lui ses yeux clairs, et s’exclama :
    — Quoi ?!
    — Il faut te marier. Pas tout de suite, bien sûr, mais il faut te marier jeune. Je vais te le faire voir. Chacun existe pour soi-même. Tous ne l'avouent pas, mais tous se conduisent en vertu de cela. Et souvent ceux qui ne l'avouent pas se distinguent dans leur conduite par un égoïsme d'autant plus grossier. Ceux qui se destinent à une position publique sont bien placés pour le savoir : cette position est pour eux le lopin dont il leur faut tirer des fruits. Chacun existe pour soi-même ; mais tous n'arrivent pas à exister, et d'aucuns consacrent leur vie à des choses qui ne valent pas un sou. L'homme qui s'est vu désigner pour veiller sur toi a cru bien faire en réfrénant au plus vite ton jeune sang, de façon que tu manges toujours à ta faim et que tu ne manques de rien ; la femme dans sa petite bonté a péniblement amassé un petit pécule, j'en connais même le montant, un pécule qui te permettra de te pourvoir en chaussettes pendant quelque temps. Elle était animée de bonnes intentions, des meilleures, en vérité ; sa volonté de bien faire est irréprochable. Mais où cela mène-t-il ? Chacun existe pour soi-même, mais n'existe que lorsqu'il engage les forces dont on l'a doté dans le travail et dans l'action, car c'est cela, vivre et jouir de l'existence. Il n'existe que lorsqu'il a épuisé à fond cette vie. Et, dès lors qu'il est assez robuste pour que s'épanouissent toutes ses forces, petites ou grandes, il existe alors pour autrui au mieux de ses capacités ; il ne peut en être autrement, car nous avons un effet sur ceux qui nous entourent ; la pitié, la compassion, la prévenance sont aussi des forces qui demandent à être exercées. Je te le dis, même le sacrifice de soi pour autrui, y compris dans la mort, passe-moi l'expression, n'est rien d'autre que la plus impétueuse éclosion de la fleur de la vie. Qui au contraire ne cultive dans sa misère qu’une unique force vitale, pour ne pourvoir qu'à un unique besoin, quand bien même ce besoin serait la faim, celui-là n'est qu'une version contrefaite de lui-même, abjecte et sommaire, et nuit à ceux qui lui sont proches. Ô Victor, connais-tu la vie ? Connais-tu cette chose qu'on nomme la vieillesse ?
    — Comment le pourrais-je, mon oncle, moi qui suis encore si jeune ?
    — Bien sûr, tu ne la connais pas, et tu ne peux pas la connaître. La vie est longue par-delà toute mesure, tant qu'on est encore jeune. On s'imagine avoir beaucoup de temps devant soi, n'avoir parcouru encore qu'un petit bout du chemin. On atermoie donc, on reporte telle ou telle chose, pensant y revenir plus tard. Mais quand on veut y revenir, il est trop tard, et l'on s'aperçoit qu'on est vieux. C'est pourquoi la vie est un champ immensément vaste quand on regarde vers l'avant, et long d'à peine deux empans quand, à la fin, on se retourne pour le contempler. Et ce champ produit des fruits bien différents de ceux qu'on avait cru y planter. La vie est une chose chatoyante, si belle qu'on s'y précipite de bon cœur, croyant qu'elle durera éternellement... Tandis que la vieillesse est un papillon du soir qui bruit à nos oreilles d'une inquiétante rumeur. On voudrait étendre les mains pour ne pas devoir s'en aller, car on a manqué tant de choses. A quoi cela sert-il à un très vieil homme de se tenir au sommet d'un amoncellement d'actions diverses ? J'ai fait mille et une choses, et je n'en ai rien retiré. Tout se délabre dès lors qu'on ne s'est pas façonné une existence qui perdure au-delà de la tombe. Celui qu'entourent en son vieil âge enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, celui-là, bien souvent, vivra mille ans. La vie abonde alors et quand bien même elle s'achève, elle perdure encore, semblable à elle-même, de sorte qu'on ne remarque même pas qu'une petite parcelle de cette vie s'en est allée pour ne plus revenir. Tandis qu'à ma mort, tout ce que j'ai été sera anéanti... Voilà pour quoi tu dois te marier, Victor, et te marier très jeune. Et voilà pourquoi il te faut de l'air et de l'espace pour remuer tes membres. Cela, je m'en suis occupé, car je savais que ceux à qui on t'avait confié ne le pouvaient pas. Après la mort de ton père, on m'a privé de toute autorité ; pourtant, je me suis mieux occupé de toi que les autres. Je me suis attaché à sauver ton bien, qui autrement aurait été perdu. Ne t'étonne pas, écoute-moi plutôt. À quoi te serviraient les maigres économies de ta mère ou l'éternelle assistance de ton tuteur ? À rien, sinon à te mutiler et à t'atrophier. J'ai été avare, mais plus sage dans mon avarice que ces prodigues qui jettent leur argent par les fenêtres et se retrouvent incapables de s'aider eux-mêmes ou d'aider autrui. A ton père, de son vivant, j'ai prêté de petites sommes dont les frères d'ordinaire se font cadeau, il m'a signé en échange des reconnaissances de dette, que j'ai fait porter sur ses biens matériels. À sa mort, quand les autres créanciers qui l'avaient appâté sont venus piller son pauvre nid, je les attendais et, fort de mes droits, je le leur ai arraché, ainsi qu'à ton tuteur qui voulait grappiller pour toi quelques miettes. Hommes de peu de clairvoyance ! Les créanciers, je leur remboursai peu à peu les sommes avancées, avec les intérêts, mais ne leur donnai pas l'argent qu'ils avaient voulu extorquer. La propriété est à présent dégrevée, et le rapport d'épargne des quinze dernières années t'attend à la banque. Demain, avant ton départ, je te donnerai les papiers ; puisque je t'ai maintenant tout dit, il vaut mieux que tu ne tardes pas. J'ai envoyé le vieux Christoph à la Hul prévenir le pêcheur qui t'a amené de revenir demain te prendre à l'embarcadère, car lui-même n'aura pas le temps de te reconduire. Si tu ne souhaites pas partir demain, mais plus tard, nous paierons le pêcheur pour la traversée et le renverrons sans passager. Je trouve que tu devrais posséder une terre, comme il plaisait aux anciens Romains, qui s'y entendaient pour exploiter toutes leurs forces avec justesse et équilibre. Mais tu peux faire comme bon te semble. Jouis à ta façon de ce que tu possèdes. Si tu es sage, tant mieux ; si tu es sot, tu auras tout le loisir de regretter ta vie dans ton vieil âge, comme j'ai regretté la mienne. J'ai fait beaucoup de choses bonnes, j'ai beaucoup joui de ce qu'offre la vie, et qu'elle offre justement pour qu'on en jouisse ; ce fut bon, mais j'ai négligé nombre de ses aspects, ce que j'ai regretté et remâché quand ce fut devenu vain. Car la vie a fui sans se laisser happer. Selon toute vraisemblance, tu es aussi mon héritier, c'est pourquoi je voudrais que tu fasses mieux que moi. Voici donc mon conseil — je dis bien conseil, et pas condition, car nul homme ne doit être contraint. Pars dès à présent en voyage pour deux ou trois ans, puis rentre chez toi, marie-toi ; au début, garde à ton service l'intendant que j'ai placé sur ton domaine, il t'informera de tout comme il se doit. C'est mon avis ; quant à toi, agis à ta guise.
    Sur ces paroles, le vieil homme s'était tu. Il replia sa serviette comme à son habitude, la roula et la glissa dans la bague d'argent qu'il réservait à cet usage. Puis, il arrangea les bouteilles dans un ordre bien précis, replaça sur leurs assiettes fromages et sucreries et les couvrit de leurs cloches de verre respectives. Mais il ne débarrassa pas la table comme il avait toujours eu soin de le faire ; il laissa les assiettes et demeura assis. Entre temps, l'orage s'était éloigné, emportant derrière les sommets, à l'est, ses éclairs plus pâles, son tonnerre assourdi ; le soleil s'efforçait de percer, emplissant peu à peu la salle de sa douce lumière. Victor était assis en face de l'oncle, fort ébranlé, incapable d'articuler un mot.

 

p. 155 :


    L'oncle, en dépit de la prière que Victor était allé lui faire en personne, n'était pas venu assister au mariage de son neveu. Il demeura assis seul sur son île car, comme il l'avait dit lui-même un jour, il était trop tard, et ce qu'on avait manqué, on ne pouvait le rattraper. Si l'on voulait appliquer à cet homme la parabole du figuier stérile, voici ce qu'on pourrait en dire : le bon, le doux, le grand jardinier ne jette pas au feu le figuier mais regarde à chaque printemps son feuillage dépourvu de fruits, et à chaque printemps le laisse reverdir, jusqu'au jour où ses feuilles aussi se rarefient ; bientôt, seules se dressent ses branches sèches. Alors, l'arbre est enlevé au jardin et l'on emploie à autre chose la terre qu'il occupait. Les plantes restantes, pour leur part, continuent de croître et de prospérer, mais nulle ne peut dire qu'elle est née de la semence du figuier ni qu'elle portera les mêmes fruits sucrés que lui. Et toujours le soleil brille, et le ciel bleu sourit de millénaire en millénaire, la terre se pare de son éternelle verdure et les lignées prolongent leur vaste chaîne jusqu'à l'enfant dernier-né ; mais de tout cela, lui est exclu, car son existence n'a pas formé d'empreinte, ses bourgeons ne descendent pas avec lui le courant du temps. Laisse-t-il d'autres traces qu'elles s'effaceront comme s'efface toute chose terrestre, et quand tout, absolument, sombrera dans l'océan des jours, jusqu'aux plus hauts faits, jusqu'aux plus grandes joies, alors, il sombrera le premier, car tout en lui déjà fait naufrage, alors même qu'il respire encore, alors même qu'il vit.

 

Adalbert Sfiter,  Die Teufelsmauer bei Hohenfurth [Le mur du diable à Hohenfurth]

Adalbert Sfiter, Die Teufelsmauer bei Hohenfurth [Le mur du diable à Hohenfurth]

 

 

 

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