CCLIII (De l'âge, 3) - Pages choisies : Adalbert Sfiter, l'Homme sans postérité (archive GA)
de Adalbert Stifter, l’Homme sans postérité, [traduit de l'allemand et postfacé par G.-A. Goldschmidt], Libretto, 2011 :
pp. 109-110 :
Victor […] attendait ce qui allait suivre.
— Tout cela est peine perdue, recommença l’oncle d’une voix lente, peine perdue, oui. Jeunesse et grand âge ne vont pas ensemble. Tu vois, tu es bon, tu es solide, tu es loyal, tu es plus que n’était ton père à ton âge. Je t’ai observé tout ce temps, et l’on peut sans doute compter sur toi. Tu as un corps que la nature a fait fort et beau, et tu aimes exercer ta force, soit que tu escalades les rochers, soit que tu te promènes au grand air, soit que tu nages, mais à quoi tout cela sert-il ? Voilà un bien qui est loin de moi, oui, très loin au-delà de tous les mondes. En secret, ma voix intérieure n'a cessé de me le dire : tu n’arriveras pas à faire que son œil te regarde, tu n’atteindras pas la bonté de son cœur, parce que tu ne l’as point semée, ni plantée. Je le reconnais : les années qu’il aurait fallu pour cela sont maintenant révolues, elles sont à présent sur l’autre versant des montagnes et il n’est aucun pouvoir capable de les faire remonter de ce côté-ci où s’étendent déjà des ombres froides. Retourne donc auprès de cette vieille femme dont tu ne peux plus guère espérer recevoir de lettre avant ton départ. Va auprès d’elle, et vis en paix et dans la joie.
Victor était bouleversé. Le vieillard était assis de telle sorte que les éclairs illuminaient son visage ; parfois, dans la pièce obscure, on eût cru que du feu courait dans ses cheveux gris, que la lumière éclatait sur ses traits ravagés. Si naguère le silence inconsistant et l’indifférence morte de cet homme avaient paru à Victor navrants et vains, il n’en était que plus remué à présent par son agitation. Le vieillard avait redressé son long corps dans son fauteuil, et semblait lui-même en proie à une émotion profonde. Le jeune homme ne répondit rien pendant un certain temps aux propos de l’oncle, qu’il devinait plus qu’il ne les comprenait. Et puis il dit :
— Vous avez parlé de lettres, mon oncle, j’avoue sincèrement que je suis préoccupé de n’avoir toujours pas reçu de réponse à tous ces courriers que j’ai envoyés à la maison, bien que Christophe soit déjà allé plus de vingt fois depuis que je suis ici à la Hul ou à Attmaning.
— Je le savais bien, répondit l’oncle, mais tu ne peux obtenir de réponse.
— Pourquoi non ?
— Parce que j’en ai disposé ainsi ; je me suis entendu avec eux pour qu’ils ne t’écrivent pas aussi longtemps que tu es ici. D’ailleurs, pour le cas où tu te ferais du souci, sache qu’ils se portent tous parfaitement bien.
— Ce n’est pas bien de votre part, mon oncle, fit Victor, visiblement affecté, les paroles qu’aurait pu m’écrire ma mère nourricière, j’aurais été très heureux de les recevoir.
— Tu vois comme tu l’aimes, cette vieille femme ! dit l’oncle, je l’ai toujours pensé !
— Si vous-même aimiez quelqu’un, peut-être se trouverait-il aussi quelqu’un pour vous aimer en retour, répondit Victor.
— Toi, je t’aurais aimé ! cria le vieillard au point que Victor en trembla presque. Il y eut quelques instants de silence.
» Et le vieux Christophe m’aime, continua-t-il, et peut-être aussi ma vieille servante.
» Pourquoi te tais-tu donc ? lança-t-il après quelque temps à l’adolescent, que peux-tu d’ailleurs savoir de cet amour en retour ? Allons, parle !
Victor se taisait, incapable de prononcer un seul mot.
pp. 111-116 :
— Tu vois, reprit le vieillard, je savais bien. Allons ne te tourmente pas, c’est bien, c’est bien comme ça. Tu veux partir, je vais te donner un bateau : tu pourras partir. Tu attendras bien que la pluie soit passée ?
— Certes, et même davantage, si vous avez encore des choses sérieuses à me dire, répondit Victor, mais vous serez bien obligé de reconnaître que ce n’est pas par l'arbitraire et par l’amertume qu’on peut entraver quelqu’un. Il est étrange, et le mot est faible, que d’abord vous m’ayez retenu prisonnier dans cette île où vous m’aviez appelé et où je suis venu en toute confiance parce que vous l’exigiez et que mon tuteur et ma mère m’en avaient persuadé. Par ailleurs il est aussi étrange que vous me coupiez des lettres de ma mère, oui, plus étrange encore, qui sait ?
— Tu parles comme tu l’entends, répliqua l’oncle en dévisageant longuement le jeune homme. Bien des choses dont tu ne comprends ni le but ni la fin peuvent te paraître rudes. Il n’y a rien d’étrange dans ma conduite, elle est au contraire claire et nette. Je voulais te voir parce qu’un jour tu vas hériter de mon argent et je voulais t’observer. Personne ne m’a donné d’enfant parce que tous les parents gardent les leurs pour eux ; quand une personne que je connaissais bien est morte, je suis allé habiter ailleurs et finalement je suis arrivé sur cette île dont j’ai acquis le sol et les terrains, avec la bâtisse qui servait jadis de tribunal aux moines ; je voulais laisser pousser l’herbe et les arbres, sans les tailler, pour m’y promener. Je voulais te voir. Je voulais voir tes yeux, tes cheveux, tes membres, je voulais voir comment tu es, te voir avec les yeux d’un père. C’est pourquoi il me fallait t’avoir seul et te retenir. S’ils avaient continué à t’écrire, eux, ils t’auraient maintenu dans la même affection douceâtre que par le passé. Il me fallait te mener au soleil et au grand air, je craignais que tu ne sois une nature molle comme ton père, inconsistant comme lui, au point de trahir ce que tu crois aimer. Certes tu es à présent plus vigoureux que lui, tu sais te servir de tes armes comme un jeune oiseau de proie ; c’est très bien, je t’en fais compliment : cependant tu ne devrais pas exercer ton cœur auprès de femmes tremblantes mais sur des rocs, et moi je suis un roc, pas autre chose. Il me fallait te retenir ici. Qui ne sait pas de temps à autre lancer le bloc de granit de l’action violente, celui-là ne sait pas non plus aider et porter secours du fond de l’âme. Il t’arrive de montrer les dents et pourtant tu as bon cœur. Cela est bien. En fin de compte, tu serais tout de même devenu un vrai fils.
» Ton respect, ton amour pour moi t’auraient gagné à moi ; si tu t’étais comporté ainsi les autres se seraient pliés, dociles, devant toi, eux qui n’ont pas su davantage me rencontrer dans ma vérité intime. Mais je me suis rendu compte qu’il t’aurait fallu cent ans avant d’en arriver là ; aussi va où bon te semble, tout est fini... Combien de fois leur ai-je demandé de t’envoyer ici, jusqu’au jour où ils ont fini par le faire. Ton père aurait dû te donner à moi, mais il a jugé que j’étais un hôte par trop sauvage et que je te déchirerais ; j’aurais fait de toi un aigle qui tient le monde dans ses serres et le jette, s’il le faut, dans l’abîme. Seulement il a d’abord aimé cette femme, puis il l’a abandonnée, sans cependant être assez fort pour la rejeter à jamais. Il ne cessait de penser à elle : à sa mort, il te mit sous son aile. Tu y serais devenu presque aussi tendre qu’un poulet, seulement capable de séduire des poussins et de te lamenter quand un cheval en aurait écrasé un sous son sabot. Déjà pendant ces quelques semaines que tu as passées près de moi, tu es devenu plus que cela, car cette fois il te fallait affronter la violence, résister à mes pressions, mais tu serais devenu toujours plus fort. Je t’ai imposé de faire à pied le chemin jusqu’ici pour te familiariser quelque peu avec le grand air, la fatigue, la domination sur toi-même. Ce que j’ai pu faire après la mort d’Hippolyte, ton père, je l’ai fait : je vais te dire quoi dans un instant. Je t’ai fait aussi venir pour pouvoir, entre autres, te donner un conseil que tu n’aurais reçu ni de ton plumitif de tuteur, ni de cette femme, et que tu suivras ou que tu ne suivras pas, tout à ta guise. Mais puisque tu veux t’en aller aujourd’hui, demain au plus tard, eh bien, je m’en vais te livrer ce conseil. Écoute-moi, tu as donc en tête d’aller occuper cette charge qu’ils t’ont procurée pour gagner ton pain et être à l’abri.
— Oui, mon oncle.
— Tu vois bien ! et moi je t’ai déjà fait mettre en congé ! Combien tu dois être indispensable, combien ton poste doit être important qu’il puisse attendre ainsi, sans être occupé ! J’ai là un congé pour une durée indéterminée. Je peux faire annuler ta nomination pour peu que je le veuille. Ce poste n’a assurément pas besoin de tes qualités particulières, quelqu’un viendra l’occuper dès que tu y auras renoncé, quelqu’un qui en a sans doute besoin. D’ailleurs tu ne pourrais rien réaliser non plus qui soit à la hauteur de ta charge. Toi, un homme ! à peine un adolescent, oui : c’est à peine si on t’a donné un seul grain de sable de toute cette terre qu’il te faut connaître, et ce grain de sable, tu ne le connais pas même. Si tu venais maintenant à entrer en fonctions, tu pourrais tout au plus faire quelque chose qui ne serait d’aucune utilité pour personne, et cela finirait par te manger le corps, par ronger ta vie. Je sais autre chose qui te convient : la plus importante et la plus grande tâche qui t’attende maintenant, c’est de te marier.
Victor dirigea sur lui son regard clair :
— Quoi !
— Te marier ! naturellement pas sur-le-champ, mais il te faut te marier jeune, je m’en vais te le démontrer. Chacun existe pour soi. Tout le monde ne l’avoue pas, mais tout le monde le prouve par ses actes. Et ceux qui ne l’avouent pas, leurs actions n’en sont que plus ouvertement égoïstes. C’est ce que savent ceux qui briguent une charge publique : c’est pour eux un champ qu’il faut faire fructifier. Chacun existe pour soi : mais tout le monde n’est pas capable d’exister, et beaucoup de gens sacrifient leur vie entière à des choses qui ne valent pas quatre sous. L’homme qui a été désigné pour te protéger croyait bien faire en canalisant de bonne heure ton jeune sang à seule fin que tu aies toujours à manger et à boire selon tes besoins : cette femme, elle, dans sa petite bonté, a grappillé pour toi une petite somme, je sais même exactement combien, de quoi te payer des chaussettes pour quelque temps. Elle a sûrement cru bien faire, et même pour le mieux, car sa bonne volonté est excellente. Mais que signifie tout cela ?... Chacun existe pour soi, mais n’existe qu’autant que les forces qui lui ont été données en partage se sont transformées en actes et en faits : c’est cela qui s’appelle vivre et jouir. Il n’existe que quand il a bu à fond la vie. Aussitôt qu’il est assez fort pour déployer ses forces en toutes choses, les grandes comme les petites, il peut alors donner le meilleur de lui-même aux autres puisque aussi il n’en peut être autrement : nous devons agir sur ceux qui nous entourent ; car la compassion, la pitié, l’obligeance sont elles aussi des forces qui demandent à agir. Je te le dis : même le sacrifice de soi-même pour autrui, la mort y compris, n’est précisément rien d’autre, passe-moi l’expression, que la fleur la plus vigoureuse et la plus épanouie de la vie. Celui qui dans sa pauvreté n’exploite qu’un seul ressort en lui pour n’apaiser qu’un seul besoin, serait-ce celui de la faim, celui-là n’est qu’une pitoyable caricature de lui-même, il ne fait que nuire à ceux qui l’entourent. Ô Victor ! que sais-tu de la vie ? Connais-tu cette chose qu’on appelle la vieillesse ?
— Comment le pourrais-je, mon oncle, je suis encore si jeune ?
— Oui, tu ne la connais pas, et tu ne peux pas la connaître. La vie est incommensurablement longue, aussi longtemps qu’on est jeune encore. On pense toujours en avoir beaucoup devant soi, et derrière n’avoir accompli qu’un petit bout de chemin. Pour cette raison, on diffère, on remet ceci ou cela à plus tard. Mais quand on veut le reprendre, il est trop tard, et l’on s’aperçoit qu’on est devenu vieux. C’est pourquoi la vie est un champ infiniment grand quand on le regarde devant, mais quand on se retourne à la fin pour le contempler, il a à peine deux empans. Et dans les champs mûrissent tant d’autres fruits que ceux que l’on a cru planter ! La vie est une chose chatoyante, si belle qu’on voudrait s’y plonger ; on croit qu’elle durera éternellement... mais la vieillesse, elle, est un papillon du soir qui fait un bruit bien inquiétant à nos oreilles. C’est pourquoi on aimerait étendre les mains pour résister, pour ne pas devoir s’en aller, car on a tant manqué de choses ! Quand un très vieil homme se retrouve debout sur une montagne d’actions diverses, à quoi cela lui sert-il ? J’ai fait beaucoup de choses diverses, qu’est-ce que j’en ai de plus ? Tout s’effondre dès l’instant que vous n’avez pas créé une existence qui continue par-delà la tombe ; celui qu’en son âge assistent fils, petits-enfants et arrière-petits-enfants, celui-là souvent vivra mille ans. Et quand il s’en est allé, elle continue semblable à elle-même après la mort : elle se perpétue si bien que personne ne remarque qu’avec lui une petite parcelle de cette vie est passée de l’autre côté pour ne plus revenir. Mais avec ma mort, ce sera la ruine de tout ce que j’ai été en tant que personne... Voilà pourquoi tu dois te marier... Victor, et te marier très jeune. Voilà aussi pourquoi il te faut de l’air et de l’espace pour remuer tes membres. Or de cela j’ai pris soin, car je savais que tous ceux à qui on t’avait confié n’en étaient pas capables. Après la mort de ton père on m’a retiré tout pouvoir, et pourtant j’ai mieux pris soin de toi que les autres.
» Je me suis attaché à sauver ce qui était à toi et qui sans cela aurait été perdu. Ne sois pas étonné, écoute-moi plutôt. A quoi pourrait te servir la petite somme grattée par ta mère ou l’éternelle assistance de ton tuteur ? A rien d’autre qu’à te racornir et à te ratatiner. J’ai été avare, mais plus raisonnable dans cette avarice que ne le sont ces dispendieux qui jettent leur argent par les fenêtres et ne peuvent ni se tirer d’affaire eux-mêmes, ni aider autrui. Du vivant de ton père, je lui ai prêté de petites sommes, là où d’ordinaire on s’en fait cadeau entre frères ; il m'en fit des reconnaissances que je fis transférer sur son avoir. À sa mort, quand les créanciers qui l’avaient égaré arrivèrent pour piller le nid, j’étais déjà là avant eux et faisant valoir mes droits, je leur arrachai des mains à eux ainsi qu’à ton tuteur qui voulait sauver quelques rogatons pour toi. Comme ils avaient la vue courte !
» Aux créanciers je remboursai peu à peu leur dû, intérêts compris, à l’exclusion du supplément qu’ils avaient voulu lui escroquer. Maintenant la propriété est libérée de toute hypothèque et le rapport de quinze ans d’épargne est déposé pour toi à la banque. Demain, avant que tu t’en ailles, je te donnerai les papiers nécessaires ; car comme j’ai maintenant tout dit, il vaut mieux que tu ne tardes pas. J’ai envoyé Christophe à la Hul dire au pêcheur qui t’a amené de revenir demain te prendre au débarcadère : Christophe n’a pas le temps de te conduire. Si tu ne veux pas partir demain mais plus tard, nous payerons sa traversée au pêcheur et nous le laisserons repartir à vide. Je pense que tu dois devenir propriétaire d’une terre, comme les anciens Romains, qui savaient s’y prendre pour utiliser toutes les ressources humaines à bon escient, et de manière harmonieuse.
» Du reste tu peux faire comme tu l’entends : jouis à ta guise de ce que tu as. Si tu es sage tout est bien ; si tu es un fou, tu pourras à la fin de ton âge regretter ta vie comme j’ai moi regretté la mienne. J’ai fait beaucoup de choses qui étaient bonnes, j’ai joui de beaucoup de choses que la vie donne, et donne à bon droit pour qu’on en jouisse — cela était bien. Toutefois, j’en ai laissé beaucoup de côté, ce qui m’a donné à réfléchir, mais trop tard. Car la vie s’envole avant qu’on puisse la rattraper. Tu es vraisemblablement aussi mon héritier, c’est pourquoi j’aimerais que tu fasses mieux que moi. Aussi je te donne ce conseil, je dis bien « conseil », je ne dis pas « condition », car personne ne doit être contraint. Pars maintenant en voyage pour deux ou trois ans, reviens, marie-toi et garde au moins pour commencer le régisseur que j’ai installé dans ton domaine, il te mettra au courant. Voilà ce que je pense, mais toi, tu fais comme tu l’entends.
Sur ces mots, le vieillard s’arrêta. Il plia sa serviette comme il avait coutume de le faire, la roula et la mit dans l’anneau d’argent qu’il avait à cet effet. Puis il disposa selon son ordre les diverses bouteilles, remit les fromages et les gâteaux secs sur leurs assiettes et les recouvrit de la cloche de verre appropriée. Mais il ne desservit pas et ne remporta aucun des objets comme il avait pourtant coutume de le faire : il les laissa où ils étaient et resta assis. L’orage, pendant ce temps, était passé ; il était à présent de l’autre côté des cimes, à l’est, et les éclairs étaient moins vifs, le tonnerre roulait moins fort ; le soleil reprenait le dessus rendant peu à peu à la pièce une vie chaleureuse. Victor était assis en face de l’oncle, bouleversé, incapable de dire un mot.
pp. 135-136 :
L'oncle, malgré les prières de Victor qui était allé lui-même l'inviter, n'était pas venu au mariage de son neveu. Il était resté là-bas, tout seul dans son île ; car comme il l'avait dit lui-même, tout, tout était trop tard, et ce qui avait été manqué ne pouvait être rattrapé.
Si l'on voulait appliquer à l'homme la parabole du figuier stérile, on pourrait peut-être dire ceci : le bon, le doux, le grand jardinier ne le jette pas au feu pour autant ; à chaque printemps il regarde le feuillage stérile, et à chaque printemps il le laisse verdir, jusqu'à ce que les feuilles se fassent de plus en plus rares, jusqu'à ce qu'enfin ne se dressent plus que les branches desséchées. Alors l'arbre est arraché du jardin, et à sa place on met autre chose. Les autres plantes, elles, continueront à fleurir et à croître, mais nulle ne pourra dire qu'elle est issue de ses graines, ni que les fruits savoureux qu'elle porte viennent de lui. Toujours et toujours le soleil fera descendre sa lumière, toujours le ciel bleu sourira, de millénaire en millénaire, et la terre se revêtira de son ancienne verdure et les générations descendront leur longue chaîne jusqu'au dernier enfant : lui seul est exclu de tout cela, parce que son existence n'a formé nulle image, parce que ses bourgeons ne lui permettent pas de descendre le fil des temps. Même s'il a laissé après lui d'autres traces, celles-ci s'effaceront comme s'efface tout ce qui est terrestre, et quand enfin tout aura disparu dans l'océan des jours, les choses les plus grandes, les plus grandes allégresses, lui disparaîtra d'abord parce que tout en lui sombre déjà tandis qu'il respire, tandis qu'en lui persiste la vie.
* * *
Georges-Arthur Golschmidt, postface, pp. 145-147 :
Ce qui fait, paradoxalement, qu'on lit les récits de Stifter comme on lit les Contes de Grimm : détachés à l'intérieur du récit de toute référence centrifuge. En ce sens ils touchent au « légendaire » : ce domaine où poésie et psychanalyse en viennent naturellement à se rejoindre — encore que cette dernière parvienne à peine à « rendre compte » de ce que Stifter, lui, pose d'emblée avec la tranquille autorité des poètes. L'adolescent, si enfant encore qu'il en paraît presque femme (Stifter le souligne à plusieurs reprises, comme fait ailleurs Eichendorff), se trouve en effet former un couple bien étrange avec ce vieil « oncle » — et l'on sait à quel point le contexte linguistique allemand associe ce mot à l'idée d'initiation, de rapt. Les oncles, ceux de Goethe comme celui de Stifter, sont les fauteurs du désordre, ceux qui incarnent la marginalité, heureuse ou malheureuse, ceux qui transgressent l'appris — sans pour autant l'annuler (c'est particulièrement frappant ici). À l'oncle initiateur, le neveu oppose d'abord son impénétrabilité apparente. Tous deux apparaissent comme revêtus d'une carapace ; tous deux ne découvriront la tendresse intérieure qui les habite que dans la mesure où ils se heurtent à l'autre. Cet enfant qui vivait jusque-là dans un monde dont nous ne savons rien mais dont nous devinons tout — il a des amis, il vit dans une campagne très belle, il a une chambre pour lui tout seul — cet adolescent, en qui peut-être le désir n'a pas encore pris la parole au cours de ces huit jours de marche à pied, se rend vers l'île que son oncle habite, au milieu d'un lac supposé des Alpes autrichiennes : il y restera presque tout un été, quasi prisonnier ; mais prisonnier d'un homme que la mort marque déjà et rongé par un besoin d'amour si grand, si peu satisfait qu'il a dû pour survivre s'entourer de tous côtés de défenses matérielles inviolables ; il n'en est bien sûr que plus vulnérable, et l'apparition du bel adolescent dans le domaine qu'il s'emploie si bien à défendre le blessera d'autant mieux.
Or dès l'abord, le garçon est fasciné par cet oncle, qui nous est présenté comme un vieillard décharné, voire un tantinet crasseux ; fasciné au point d'en faire sa proie, de le capter, de le captiver par sa jeunesse et sa beauté ; fasciné presque à son insu, et de façon quasi prémonitoire, comme s'il vivait déjà en un autre temps de lui-même (Ahnung), comme s'il y avait déjà en lui cette vieillesse, malgré sa beauté présente — beauté de corps et d'âme — ou même à cause de cette beauté. Dès l'abord aussi l'oncle sait cela, il a fait venir le neveu pour cela. L'oncle possède chez lui (tout le récit est construit autour de ce centre), un tableau représentant son frère, c'est-à-dire le père de l'adolescent, à l'âge de celui-ci : portrait-miroir où le garçon découvre représenté sous ses propres traits celui qui fut son père. L'oncle, visiblement, aurait voulu être ce père ; il n'a fait venir l'adolescent que pour avoir auprès de lui la vivante incarnation de cette image. Tentative désespérée, vouée d'avance à l'échec, ou plutôt vouée à une forme tout autre d'accomplissement.
Le neveu est en effet comme la figuration renversée de l'oncle : toi, c'est moi jeune ; quant à moi je me retrouve dans le miroir de ta jeunesse. L'adolescent pour sa part découvre dans ce jeu ambigu la clé de sa propre beauté, qui lui est révélée à la fois par le désir de l'oncle et par l'image du père.
Initiateur au monde du désir, il était logique que l'oncle le soit aussi à celui de la richesse : à la fois dispendieuse (l'excessive abondance de la table) et parcimonieuse (le souci maniaque d'accumulation). Mais son ordre étrange est fondamentalement un désordre, un ordre qui ne serait celui de personne au monde, un ordre foncièrement asocial.
Le neveu s'en rend compte tout de suite, qui commence par se rebeller, et qui va bientôt profiter de ce qu’il croit être l’hostilité de cet homme à son égard pour fuir autant qu'il le peut la maison-piège. Il n'est plus dès cet instant qu'un enfant prisonnier enfermé des journées entières dans la libre solitude de l'île. Et que veut-on que ne fasse pas un enfant livré à l’absolue solitude, hors de portée du regard des autres, c’est-à-dire en l’occurrence observé de loin par l’oncle ! Que peut-il faire (et c'est bien ce que Stifter veut nous suggérer) si n'est se livrer à ses « chimères », à son « trouble » à ses rêveries ?
Paradoxalement — mais est-ce un paradoxe ? — cet apprentissage de la solitude va s'avérer être l’unique voie d'accès à l'autre. Dans le retrait, c'est le langage de la tendresse qui parle, et bientôt celui des larmes. Du plus profond de l'âme blessée de solitude, cette tendresse va jaillir de part et d'autre, mais d’avance condamnée, venant, telle est sa nature, à la fois trop tôt et trop tard. Après la visite chez l'oncle, le garçon, revenu au paradis de l’enfance, entreprendra un long voyage à étranger, qui sera son véritable voyage d'initiation ; lorsqu'il viendra, il sera enfin devenu lui-même : physiquement changé, intérieurement semblable.
On a donc affaire, une fois encore, à l'un de ces romans d’apprentissage si chers à la sensibilité allemande de l’époque. Mais Stifter suit dans ce domaine de bien étranges voies — et la force singulière de ce récit vient assurément de là : tout ici, et à tout instant, est donné comme possible, rien n’est défini ni définitif ; or ces perspectives infinies qui s'ouvrent devant nos yeux, dans leur prodigieuse insignifiance, ne font jamais qu'instaurer des possibilités de désordre. Et ce désordre, souligné encore par l'état de « vacance » d'un monde quasi enfantin, asocial dans son essence, apparaît au bout du compte d’autant plus menaçant que la fiction est ici plus plausible : à la fois simple et évidente, jusque dans la bonté et la beauté de ses représentations. Cet univers idyllique, aussi proche qu'inaccessible, nous propose en réalité sans en avoir l’air une autre forme d’« ordre », tout à la fois idéal et familier, mais fondé cette fois sur la dénégation, sur le refus.
L’oncle a pris soin du neveu, et là n'est pas le moins étonnant, il en a pris soin en veillant d'abord à lui assurer la plus totale liberté au sein de cet espace offert à ses jeunes désirs. Il s’arrangera ensuite pour que le neveu devienne riche, pour qu’il puisse jouir : mais jouir de la vie justement, cette vie que la vieillesse est bien obligée de quitter.
En quelques mots, à la fin du sixième chapitre, le discours atteint ainsi à une « bonté » qui force l'émotion : cette émotion dont Bergson a si bien su parler, comme si la réalité dernière et première de la vie désormais était harmonie, joie, douceur.
Mais ne nous leurrons pas, cette œuvre que son auteur voulait toute soumise à la « loi de douceur » est bien celle d’un insoumis : heureux sans doute, mais surtout marginal, impossible, l’univers de Stifter nous touche aujourd'hui moins comme une fiction que comme une récusation de l'ordre établi. Telle est en effet la proclamation qui ne cesse de retentir dans ces paysages imaginés pour notre honte par le plus exigeant des regards : la société, triste multiplication d’humanités émiettées, ne nous rendra jamais cette humanité infrangible que l'homme n'incarne pleinement que dans la solitude.
Tout s'unit ici, au bout du compte, en une sorte de cercle immense où rien ne se joint mais où tout se retrouve. La fin du récit ferme la boucle, à l'aplomb exact du point qui en avait marqué le commencement. Deux êtres se joignent à la place de deux autres qui ne se joindront jamais : les autres deviennent ce que les uns ne furent pas. Par-delà le « mythe » dans la réalité toute simple on voit, dans la nostalgie de l’irréversible, tout à coup se fermer et s’ouvrir le cercle de l' « éternel retour ».
Georges-Arthur Golschmidt
Bugeac, 23 août 1978.