1383 - Pour ou contre Robert Bresson ?
11 août 2022
Parce que la veille nous avions eu une discussion T. et moi au sujet de certains films de Robert Bresson, l’envie m’est venue de relire les “papiers” écrits par Jean-Louis Bory à leur propos afin de savoir ce que lui en avait pensé au moment de leur sortie. (Bory a, en outre, été pour moi un véritable “passeur” entre mes quinze à vingt-deux ans, à un âge où je pouvais me prétendre « cinéphile », me nourrissant de la lecture de revues de cinéma — Ecran, en particulier — et de celle de ses critiques parues en volumes…)
Je n’ai pas su réconcilier T. avec l’anthropologie noire de Au hasard Balthazar — que j’aime vraiment beaucoup pour ma part — ou de Mouchette — qui me plaît un tout petit peu moins, alors que c’est un des films préférés de Claudie —, mais j’ai gagné de notre différend un coffret de leur DVD (hérité de Marthe), que T. m’a abandonné le lendemain.
— Au moins gardons-nous en partage un même goût pour Un condamné à mort s’est échappé ou Lancelot du Lac…
* * *
de Jean-Louis BORY, Des yeux pour voir, [sous-titré :] Cinéma I (1961-1966), Union Générale d’Editions, Collection “10/18”, pp. 79-89 :
Jean-Louis Bory répond aux question des journalistes après avoir reçu le Prix Goncourt pour son roman “Mon village à l’heure allemande”
Pour et contre Bresson
Le Procès de Jeanne d'Arc
Imaginez un film tendu comme un fil d'acier. Aussi net. Aussi coupant. Et qui finit par émettre, vibrant en profondeur, une espèce de note grave, glissant vers l'aigu, de plus en plus aiguë jusqu'à devenir, se prolongeât-elle, insupportable. Grâces en soient rendues à Dieu et à Bresson son prophète, Le Procès de Jeanne d'Arc ne dure qu'une heure.
Cela s'ouvre sur un brutal vol de cloches accompagnant la glissade, sur les dalles, du bas d'une robe (soutane ?) noire. Puis le générique. Puis l'écoulement, le déroulement ininterrompu et monocorde des voix jusqu'au soupir terminal de la suppliciée : « Jésus ! » et aux sèches décharges des tambours alors que l'écran s'emplit de la dernière image dressant un poteau calciné, nu sur l'immensité du ciel que vient d'habiter la croix brandie dans la fumée. C'est incontestablement beau, du premier au dernier plan. Et j'ai admiré, du premier au dernier plan. Mais est-ce parce qu'on connaît l'histoire, est-ce parce que la Jeanne voulue par Bresson, manifestement inspirée, évident soldat de l’Église d'En-Haut, inébranlable rocher de la foi, solide (en dépit de deux défaillances) et claire comme une lame d'épée, n'offre aucune prise au pathétique, ne provoque chez le spectateur ni crainte ni pitié ni même sympathie (quoi de commun entre lui et cette fille qui est déjà une sainte ?) : je n'ai pas été ému une seconde. Je n'ai même pas pensé à être ému ; je n'ai pensé qu'à admirer.
Il est vrai que ce Procès est un tour de force admirable. Il me paraît difficile de pousser plus loin l'esprit de système. Pas un plan général ; à peine un ou deux plans de demi-ensemble ; que des plans américains ou demi-rapprochés plaçant sans détour le personnage en face de vous, au centre du cadrage, le saisissant à mi corps, comme si les corps n'intéressaient Bresson que dans la mesure où ils incarnent, avec le minimum de chair, une démarche intellectuelle, une lutte mystique, ou, comme ici, un débat métaphysique. Bresson supprime d'un geste toute la rhétorique, estimée nuisible, de la plongée, contre-plongée, panoramique, travelling, etc. Quelques gros plans, mais très peu de visages ; gros plans de chaînes, de mains enchaînées et encore de chaînes ; gros plan d'œil épiant Jeanne par un trou aménagé sans doute (on n'en sait rien, peu importe) dans la porte du cachot. Le décor réduit à rien ; un pan de mur, une encoignure de cellule, une entrée d'escalier. Quelques objets plus symboliques que réalistes : une écuelle, un tabouret, un lit, un bûcher, ou plutôt quelques branches et un poteau (et surtout des chaînes) signifiant le Bûcher. La couleur historique réduite (le costume des moines ou des prêtres n'a pas d'âge) aux costumes des soldats anglais et des quelques laïcs — très peu — qu'on voit mêlés à cette affaire. Des personnages réduits à des bustes à peu près immobiles, en tout cas raides, bras collés au corps, mains absentes, ou mortes, immobiles elles aussi (à peine tournant une page, ou poussant une plume sur un papier) comme dans les miniatures médiévales ou comme dans cette série de toiles que Bernard Buffet a précisément consacrée à Jeanne d'Arc. Pas un geste violent ou seulement libre, ou même un tout petit peu ample. Seuls comptent les regards et le mouvement des lèvres lui aussi réduit au maximum. Visage noué, voix ferme, presque froide (je veux dire : froidement résolue) : le jeu de Jeanne est réduit à des mouvements de paupières et à quelques inclinations du cou. Réduit, réduit, réduit : voilà, semble-t-il, la démarche essentielle de Bresson dans ce film. Ce parti pris de réduction conduit à des ellipses saisissantes : la visite des matrones chargées de vérifier la virginité de Jeanne se réduit à un mouvement de drap remonté jusqu'à un regard — et quel regard ! — de Jeanne, et à trois jupes qui disparaissent dans l'entrebâillement d'une porte ; la maladie de Jeanne : un poignet dont une main tâte le pouls, une tête soudain renversée sur la pâleur d'une toile.
Bref : on ne garde le souvenir que d'une série de plans fixes directement liés au dialogue, comme si, seul, le texte de ce dialogue importait au regard, ou plutôt à l'oreille de Bresson. Aucun désir de peindre des personnages, aucune notation psychologique : qui étaient Cauchon, Warwick, Jean de Châtillon ? Ils ne sont même pas nommés. Ils n'existent pas. Ils n'ont aucune importance. Aucune silhouette secondaire n'humanise ce drame hautain. Personne. Seuls : Jeanne et ses Juges. C'est-à-dire : ce que dit Jeanne, ce que disent ses Juges. Le film entier est réduit à un double mouvement alterné de demandes et de réponses. C'est, comme dirait Robert Pinget, un « Inquisitoire ». Et l'on sait que Bresson a scrupuleusement réduit son dialogue à la transcription exacte des minutes du Procès de Condamnation, allégées (j'allais écrire réduites) des scories inévitables, encore que Bresson ait réussi à de nombreux endroits à conserver l'irremplaçable saveur du vieux langage. Texte étonnant, surtout celui de Jeanne.
Pas un cri, on s'en doute. C'est ce qui est dit qui compte, non le ton sur lequel on le dit. D'où le débit monotone, sans chaleur, d'acteurs soigneusement non professionnels. Le texte est, le plus qu'il est possible, réduit à lui-même. La seule couleur ? Uniformément interrogative pour les juges ; uniformément affirmative pour Jeanne. La foule vociférante ? Invisible, réduite aux quelques interventions d'une voix anglaise, une seule, chargée de signifier à la fois la présence de l'occupant anglais, la part que l'Angleterre prend dans ce procès, la passion des foules : death to the witch. Sans point d'exclamation, naturellement.
Ce dépouillement systématique, héroïque, qui vise à l'absolu, confère une force inouïe aux rares moments où Bresson s'en écarte : dans le domaine du son, je pense aux quelques bouquets de clameurs collectives (oh ! vites éteintes et fortement retenues), au soupir de la mort, au formidable tonnerre des flammes. Dans le domaine de l'image : à la moitié du quart du huitième de mouvement de tête à quoi s'abandonne un moment un personnage, à la soudaine défaillance de Jeanne dans sa prison, lorsqu'elle éclate brièvement en sanglots. Dans le domaine de la caméra : au travelling vertical remontant des pieds enchaînés de Jeanne jusqu'à son visage, le long de ce costume d'homme objet de scandale ; ou au travelling horizontal qui suit la démarche entravée, ridicule de Jeanne trottinant pieds nus vers le supplice. J'ai moins aimé (pour ne pas dire « j'ai détesté ») les colombes de la fin, bien qu'elles aient été réduites à quelques silhouettes furtives et à deux froufrous. Et je n'ai pas compris la présence des cimes d'arbres entourant Jeanne au bûcher : ces frondaisons me semblent historiquement suspectes ; la place du Marché de Rouen était-elle plantée d'arbres et, si oui, d'arbres si majestueux ? Que signifient-elles donc chez un auteur aussi minutieusement conscient que Bresson ? Est-ce la participation du monde au supplice de Jeanne ? Est-ce la consolation des branches ? Le souvenir des arbres de Domrémy près desquels Jeanne entendit ses voix ? Sont-elles là, ces feuilles, uniquement pour aider la poitrine du spectateur à se dilater après tout ce temps vécu dans l'univers clos de la prison et du tribunal où règne l'étroite justice des hommes ? Et le chien qui s'amène ? Que signifie-t-il au juste ?
Car tout « signifie » ici, on l'aura compris. A la limite, Le Procès de Jeanne d'Arc est un jeu de concepts. Du cinéma abstrait. Ce film, où une trace de larme (et pas deux) signifie l'angoisse mortelle de Jeanne, évoque l'économie à la fois raidie et rigoureuse, l'avarice hautaine de l'allégorie médiévale. Sous l'action d'une sublimation généralisée, toute chair a disparu. Le corps vierge de Jeanne n'est plus qu'une idée. Et c'est une idée qu'on brûle (ce qui est historiquement vrai). L'émotion m'a donc été impossible. Je l'avoue : ce qui m'intéresse dans le destin de Jeanne, c'est l'extraordinaire drame humain. La saint-sulpicerie militante, l'épinalerie bondieusarde me laissent de glace. Comme le bûcher de Bresson. Encore que l'illustration que Bresson donne du texte du Procès rappelle plus le sermon quaker que l'imagerie catholique, voire janséniste. On va parler de Dreyer, bien sûr. Mais le film de Dreyer est muet ; celui de Bresson est d'abord un texte ; et le film de Dreyer s'appelle La Passion de Jeanne d'Arc ; celui de Bresson Le Procès — plus question de passion. Mais Dreyer bouleverse ; Bresson emplit d'une admiration respectueuse. Je me recule pour saluer. Malheureusement je ne sais pas aimer à distance.
Je me suis amusé (mon détachement admiratif m'en offrait le loisir) à suivre, sous le film de Bresson, un autre film. Je me suis rappelé que Jeanne avait connu Gilles de Rais. Toutes ces chaînes, dont Bresson ne détache pas son regard ; ces murs ; ces « voyeurs » qui épient le corps de Jeanne ; ces « questionneurs » qui épient son âme ; ces pièges, ces ruses verbales, la séquestration de cette condamnée à mort qui ne s'échappera pas ; la troublante histoire de cette virginité protégée par un costume d'homme... bref, je me suis cuisiné un Bresson infernal, aux antipodes, esthétiquement parlant, du délire baroco-buñuelien de Mère Jeanne-des Anges, mais je réunissais souterrainement les deux Jeanne par le feu de Lucifer. Feu de glace ; l'Enfer, on le sait, c'est le froid. Feu de glace : comme cette Sainte Jeanne-de-Bresson.
Au hasard Balthazar
Au hasard Balthazar me paraît le plus achevé (à ce jour) des films de Bresson. Celui qui résume tous les autres et les dépasse ; à la fois aboutissement et sans doute point de départ. Il en est de Robert Bresson comme de Samuel Beckett : à chacune de leurs œuvres, on se demande ce que diable ils vont bien pouvoir faire de plus et d'autre, dans la même direction exigeante, et puis arrive un film (une pièce, un livre) qui nous répond, nous comble et renouvelle notre question.
Plus que par n'importe quel auteur, il faut, devant un film de Bresson, faire attention aux signes aux plus évidents, aux premiers signes. Pour l'œil : les lettres qui s'inscrivent d'abord sur l'écran : Au hasard Balthazar, avec ce je ne sais quoi de lapidaire et de guilleret qui évoque la devise aventurière et la vieille chanson à coloration médiévale ; Bresson nous conte les tribulations d'un âne nommé Balthazar. Pour l'oreille : une sonate de Schubert coupée de braiements. Nous possédons le « sésame » du film, en même temps que l'indication de son déroulement le plus profond. Nous voilà discrètement et fermement invités à passer du récit d'une existence où le hasard règne en maître (l'âne est-il libre de choisir ses patrons ?) à celui d'une vie où le hasard n'est que le visage, insondable comme les voies de la Providence, offert par la destinée, et où tout ce qui paraît relever de l'accidentel sert à l'accomplissement d'une ascèse, voire d'un salut. Ce n'est pas par « au hasard » que Bresson a « baptisé » l'âne du nom d'un des rois Mages. Nous glissons de la chronique pastorale à l'aventure spirituelle. Du récit picaresco-rustique à l'hagiographie. Bresson est explicite : l'âne Balthazar est un saint. De même (attention à la bande sonore) nous sommes invités à passer du braiement à la sonate ; ou plutôt à découvrir la sonate dans le braiement.
Comme tous les films de Bresson, c'est-à-dire comme toutes les grandes œuvres, Au hasard Balthazar se déroule au moins sur deux plans à la fois. D'abord sur celui des apparences, disons : du réel, pour faire plus court. Celui du drame et du braiement. Balthazar vit sous nos yeux. Existence exemplaire : de la naissance à la mort, avec ses étapes majeures : l'enfance et les caresses, l'âge mûr et le travail, la possibilité d'une « carrière » hors-du-commun, artiste ? savant ? (c'est l'âne du cirque), la tentation mystique du vieil âge (l'âne porteur de reliques), puis le calvaire terminal et la mort. Ces vie et mort d'un âne, c'est la « réalité » et les esprits simplets pourraient ne voir là qu'un supplément à la Comtesse de Ségur, dans le style austère, quelque chose comme Saint Cadichon. Ce film là n'est qu'un point de départ — au même titre que certains faits divers pour Un condamné à mort s'est échappé et Pickpocket. Ce qui intéresse Bresson, c'est, au-delà de la réalité, ce qu'il juge être la vérité. Pour Bresson, la sonate est la vérité du braiement. Ce drame qu'est l'existence de l'âne, Bresson le traverse comme le poète traverse le miroir et découvre « le pays derrière l'air ». Dans ce pays-là, la vie, pour Shakespeare, devient théâtre ; pour Bresson, elle est champ de foire où l'homme passe de vice en vice comme l'âne passe de maître en maître — paresse, orgueil, avarice, luxure, colère et cette gourmandise qu'est l'ivrognerie, aucun des sept péchés capitaux ne manque à l'appel. Et Balthazar aboutit à la mort au terme d'une ascension qui le conduit près d'une cime, près d'une frontière. Mort qui est elle-même infiniment plus que la mort d'un âne. C'est l'ultime instant de toute existence : celui de la solitude inévitable et, pour peu qu'on soit un saint, de la sérénité.
La démarche de Bresson est celle-là même de la parabole. A chaque détour du film, même quand Bresson ne nous y invite pas, nous sommes tentés de décrypter des symboles, ne serait ce que parce que l'âne, animal type de la civilisation méditerranéenne, nous apparaît chargé de souvenirs mythologiques et surtout bibliques — l'âne d'or d'Apulée et des Métamorphoses, et surtout l'âne des Rameaux et de la fuite en Egypte, l'âne des chapiteaux, romans et fables, l'animal des persécutions (haro sur le baudet) et des humiliations (bête comme un âne), de la résignation et de la patience, l'âne de Saint François et de Francis Jammes. Comment ne pas songer à l'Arche de Noé quand l'âne retrouve au cirque les animaux les plus étranges et que s'établit entre eux la complicité de ces regards qui nous regardent ? Comment ne pas évoquer une version dérisoire et pathétique des rois Mages quand Balthazar transporte, non plus les présents de la Crèche, mais l'or, le parfum, le nylon du mercantilisme moderne et meurt en chemin, au milieu du troupeau qui ne comprend pas, compatit vaguement et s'écarte, abandonnant Balthazar à la sérénité de cette nouvelle naissance qu'est la mort ?
Pour nous aider à découvrir cette vérité dans la réalité, Bresson procède comme Mozart et Matisse : par l'extrême simplicité. Il se refuse tout ce qui ferait obstacle sur la voie conduisant du réel au vrai. Tout ce qui ferait « écran », occupant l'oreille ou le regard par une sensation grossièrement divertissante de la réalité. Les ornements du réalisme — la psychologie, le pittoresque, le jeu des comédiens, dont la personnalité de comédien (surtout s'ils sont célèbres) risquerait d'oblitérer la vérité du personnage à incarner.
Aux yeux de qui recherche avant tout la vérité, des expressions comme « jouer la comédie » constituent un scandale. Les acteurs (« hypocrites » en grec) jouent ; pour Bresson, il ne s'agit pas de jouer, mais d'être. Il faut supprimer tout ce qui relève du jeu des acteurs, diction réaliste, mimique : d'où ces voix blanches, recto tono, ces gestes rares, ces paupières tombées limitant le regard à l'essentiel — alors reçus avec une force inhabituelle — à commencer par ce regard de l'âne, débordant d'une tranquillité triste.
Sans les ornements du réalisme, la représentation du réel tombe sous le coup de la litote. Bresson procède à une épure. Il veut l'image la plus nue, le son le plus dépouillé, car ce n'est pas cette image, cette parole qui comptent en soi, mais le rapport que le mouvement du film établit entre les images et entre image et son. Et c'est en cela que l'art de Bresson est proprement cinématographique. Sur une toile (Bresson est peintre), tel bleu vaut par rapport à tel rouge et par rapport à telle ligne ou tel volume — il ne doit pas monopoliser l'attention, il doit s'effacer en fonction de ce rapport. Ces rapports essentiels, simultanés dans un tableau, sont successifs dans un film. Un film de Bresson, c'est une espèce de peinture sonore qui se déroule devant vous dans le temps de la représentation. Le maigre son des rares gouttes d'eau tombant dans le pauvre réservoir de zinc ne vaut que par rapport à l'image de l'effort de l'âne actionnant la pompe, à la pluie du ciel qui va choir, au seau d'eau où l'âne boit ; alors s'élève la sonate.
Vision austère du monde, assurément et qui ne va pas sans sécheresse. Ou plutôt, ce film ressemble à ces roses de Jéricho, trempe-les-t-on dans l'eau, elles fleurissent. Au hasard Balthazar demande la participation du public. Votre eau. Le film, regardez-le alors, merveilleux, s'épanouir.
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de Jean-Louis BORY, la Nuit complice, [sous-titré :] Cinéma II (1966-1968), Union Générale d’Editions, Collection “10/18”, pp. 98-102 :
De la Misère au Magnificat
Mouchette, de Bresson.
Tout de suite, la musique intervient. Présence immédiate à laquelle Bresson accorde un rôle majeur : elle révèle, elle annonce. Elle provoque la transparence des choses. Dans le filigrane du spectacle se dessine l'image que Bresson entend nous faire découvrir : dans la patiente ingéniosité laborieuse d'un condamné à mort qui ne peut pas ne pas s'évader, une messe heureuse à force de certitude et de sérénité ; dans le braiment de l'âne une sonate toute de tendresse et de mélancolie dominée ; dans l'abjecte misère de Mouchette un Magnificat au bord du triomphe déchiré. Comme pour Un condamné à mort s'est échappé ou Au hasard Balthazar, la musique donne la clef de Mouchette. Cette clef, c'est l'indication d'un itinéraire. Itinéraire évidemment spirituel : comme il s'agissait d'aller du travail manuel à la messe, du braiment à la sonate, il s'agit d'aller de la misère au Magnificat.
Partir de la misère. La voir, cette misère. S'y plonger. Elle est sordide. Bernanos en a dénoncé la férocité sournoise, avec de beaux frémissements dans la violence. Bresson a fait sienne cette violence musclée. Il donne à voir l'ivrognerie épaisse, le vice dans son ingénuité, la méchanceté des mômes, la brutalité des adultes, l'étroitesse des idées, l'ignorance, la bêtise, la répugnance et l'hostilité qu'inspire la misère sous prétexte qu'elle conduit à ce que les honnêtes gens appellent le péché.
Solides rasades de gros-qui-tache; rivalité entre braconnier et garde-chasse pour les beaux yeux d'une torchonneuse de bistrot ; crise d'épilepsie et viol de gamine dans une cabane forestière ; chaude vulgarité de la foire ; une brute alcoolique pour père, une mère qu'habitent la maladie et bientôt la mort ; suicide terminal de la gamine. Rien n'y manque. Tous les éléments sont réunis du réalisme le plus redoutable : celui du drame paysan. N'accusons pas Bresson ; tout cela se trouve dans le roman. Mais Bernanos n'est pas Zola, encore moins Pérochon. Mouchette ? Rien à voir avec Nène. Pas plus que chez Bernanos, le réalisme paysan, chez Bresson ne peut respirer. Il s'asphyxie — affaire d'altitude.
Cet air des cimes s'appelle le style. Il ne peut y avoir de réalisme paysan là où il n'y a pas de réalisme tout court ; et il n'y a pas de réalisme tout court, pour la bonne raison que le style de Bernanos et celui de Bresson ne relèvent pas du réalisme. C'est tout. Bernanos a beau s'appliquer à pasticher le langage parlé des paysans (concession à laquelle Bresson ne daigne même pas consentir), ce n'est pas cette réalité qui l'intéresse parce que la réalité compte moins pour lui que la vérité. Enfin : ce que lui, Bernanos, catholique, entend par vérité. Et qui est identique pour Bresson, de la même famille spirituelle que Bernanos. C'est-à-dire : au travers du réel, une certaine musique de l'âme. La messe, la sonate ou le Magnificat. Mozart, Schubert ou Monteverdi.
Le style va consister à dépouiller le spectacle, à l'épurer, à n'en garder que les grandes lignes mélodiques. Que cette allusion à la musique ne nous égare pas : Bresson, en profondeur, agit en peintre. Il gomme, efface le tremblé du trait, le détail qui empâte, l'excès de couleurs qui éblouit, donc empêche de voir. Il rêve d'atteindre à la sereine vigueur du trait simple, unique, nécessaire, inchangeable comme Matisse.
Des exemples ? Une tempête se résume très vite en un vaste bruissement de feuilles de moins en moins visibles, le cyclone n'est plus que la présence sonore d'un souffle. La mère alitée va mourir d'un mal qui semble lui pétrifier la poitrine ? Elle devient (voilà le trait simple) gisant de pierre immobile, mâchoires déjà soudées, avec ce renversement de tête qu'ont les gisants de vraie pierre et qui tend vers le ciel la gorge et les lèvres pour boire l'au-delà à la régalade, comme un alcool. La représentation réaliste, active, de la mourante cède la place à l'image unique d'une mourante déjà confondue avec son cadavre c'est-à dire à une image qui est, sans cesser de proposer le spectacle d'une morte, une idée de la mort. C'est à ce niveau que se situe la fidélité de Bresson à Bernanos. On peut reprocher à Bresson d'avoir vieilli Mouchette, d'avoir modernisé l'histoire (tous ces bruits de camions pour indiquer que pareille misère n'a pas disparu parce que les moteurs ont remplacé les chevaux) ; Bresson a aussi dépaysé le drame, et sans doute la nature méridionale nous paraît-elle moins déprimante que la sinistre plaine du Nord. Quelle importance ? Ce qui compte, c'est le mouvement qui conduit du récit à la méditation sur le récit.
C'est cette méditation (la musique) qui incite Bresson à supprimer les « ornements » du réalisme, au premier rang desquels il place, on le sait, le jeu des comédiens. Ce jeu, parce qu'il nous attache au spectacle, est obstacle sur le chemin de la messe, de la sonate ou du Magnificat.
Là encore, Bresson agit en peintre. De l'acteur, il se sert comme d'une couleur, une touche là (tel regard), une touche ici (tel geste), sans aucun égard pour le cinéma que peut se faire l'acteur à l'intérieur de sa petite tête. Est-ce qu'on s'intéresse à ce qui se passe à l'intérieur d'un tube de terre de Sienne ou de vert de-vessie ? On comprend que le comédien, avec ou sans paradoxe, n'a plus rien à faire ici. On comprend que les conventions de la diction réaliste, à quoi excellent les bons comédiens, Bresson les balaie comme autant d'embarras purement décoratifs.
A épurer avec pareille intransigeance, l'artiste, en réussissant à atteindre la nudité souhaitée, risque de s'installer dans la froideur. Ici, c'est le contraire qui me frappe. Les quelques traits qui demeurent puisent, dans la suppression de tout le reste, une puissance brûlante. Quand les acteurs se tiennent yeux baissés et bras dans le rang, de quel prix s'enrichissent le moindre regard, le plus léger mouvement de la tête ou cheminement de la main ! Résultat : un film violent — d'une violence retenue : l'épileptique se tord à peine sur le plancher, mais le léger filet de vomissure sanglante, qui suinte du coin de la bouche à peine tordue, est intolérable.
Un film cruel d'une cruauté calme, attentive : on considère avec une application précise les sursauts de l'oiseau étranglé par le collet ou l'agonie du lapin, le râble brisé par les plombs de chasse. Un film sensuel d'une sensualité sourde : trois fillettes galipettent sur une barrière et c'est le soudain printemps, trois pâquerettes, de trois petits derrières dans trois petites culottes et Mouchette, lourde bouche entrouverte, seins naissants, bas noirs réservant sous la jupe l'éclair maladroit d'une tranche de peau blanche, promène dans tout le film son personnage troublant d'animal furtif en pleine efflorescence.
Cruauté et sensualité : c'est là que Bresson s'écarte de Bernanos. Cruauté et sensualité existent dans le roman de Bernanos, mais compensées, tenues en respect, par une tendresse farouche, une pitié brûlante. Pas chez Bresson, où l'attention l'emporte sur l'amour et où, sous cette attention, se devine une attirance, sinon une complaisance, sensible (culottes Petit Bateau ou soubresauts du gibier mortellement meurtri) au poids du regard. Ce qui n'empêche nullement la musique de l'âme. Il y aurait beaucoup à dire sur l'érotisme propre au catholicisme : attrait de la chair confondu avec le vertige du mal, d'où ce recul interdisant le geste mais permettant le regard (c'est pain bénit pour le cinéma). A partir des données charnelles, donc troublantes, de la vie sur cette terre misérable, nous voilà invités au Magnificat glorifiant, dans le drame de la misérable Mouchette, le supplice d'une nouvelle martyre. Sauvageonne tendant son visage fermé comme un poing, Mouchette est la martyre de la boue et de la guenille. Elle est gibier traqué. Mauvaise non seulement parce que misérable et mal aimée, mais parce que le Mal participe de la création. Le collet du braconnier devient piège métaphysique.
J'accompagne péniblement Bresson sur ce terrain-là, je l'avoue et, sans doute, au tintement de cloche isolé, intermittent, mais têtu, témoignage d'une « présence » (aide ? menace ? promesse ? attente ? avertissement ? indifférence ?), je ne donne pas le même sens que Bresson. Mais je vois moi aussi dans Mouchette, plutôt que la martyre (dans martyre il y a récompense du témoignage, palme posthume), la victime de l'humilité. Jamais la caméra de Bresson ne s'est à ce point tenue au ras de la terre, proche des objets ou des mains qui les touchent. Humilité bafouée, recouverte par l'humiliation, comme toute misère cesse d'être humble devant la charité et que ce minimum d'orgueil qu'on appelle la dignité l'incite à la révolte.
Quand Mouchette chante, elle parle d'espérer sans espérance. J'entends là une définition du pessimisme. Et jamais Bresson (en dépit d'une seconde d'attendrissement, d'ailleurs contestable biberon et larmes sur un bébé) ne m'a paru aussi noir. Le triomphe des martyrs, on le sait, est pour un autre monde — l'autre monde. Ai-je besoin de préciser que, tout en admirant Bresson en général et Mouchette en particulier, je ne partage pas cette philosophie ? Je m'intéresse davantage à la revanche, dans ce monde, des victimes.
15 mars 1967.