1379 - Quand ceux qui vont s'en vont aller, pages choisies, Richard Flanagan, II

Publié le par 1rΩm1

 

 

Quand ceux qui vont

 

s’en vont aller

 

II

 

Pages choisies (et de circonstance)

de Richard FLANAGAN, Dans la mer vivante des rêves éveillés, roman traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon, Actes Sud, 2022, pp. 183-185 :

 

1

Ses lèvres minces et pâles esquissèrent un baiser approximatif, la tentative désespérée d'un corps qui ne pouvait même plus coordonner pleinement ces mouvements élémentaires du visage et de la bouche. Il n'en resta guère plus que la panique et le désespoir. Anna sa posa la main sur l'avant-bras de sa mère et ce fut à nouveau comme si ses doigts avaient par magie traversé la chair pour n'étreindre des os. Il subsistait si peu de chose de Francie que tout semblait pendre d'elle en plis flasques — chemise de nuit, bagues, peau, tout était comme du linge envolé sur un arbre en hiver.

Annie, ma fille, hoqueta-t-elle. Elle mit trente secondes à trouver la force de reprendre la parole. Elle souleva la tête des oreillers. S'il te plaît, dit-elle d'une voix éraillée. S'il te plaît, ma fille. Plus de douleurs.

Anna regarda sa mère qui ne tenait plus, du moins lui sembla-t-il, que par habitude et par lassitude. Pour la première fois elle prit conscience des nombreuses croûtes sur son visage, de la sécheresse de sa peau, aussi friable que du papier brûlé, à peine plus que de la poussière attendant d'être disséminée. On aurait dit que faute de pouvoir mourir comme un tout, les composants de son corps capitulaient individuellement — desquamant, s'effritant, comme un tout, se désintégrant — une fois leur dernier combat livré. Elle déglutissait, la bouche ouverte au-dessus de son menton hérissé de quelques poils blancs et bouclés.

Anna trouva une pince à épiler dans la trousse de toilette de Francie et entreprit d'éliminer ces poils. Sa mère, apparemment consciente de ce qu'elle faisait, levait résolument, stoïquement le menton, muette comme une tombe, pour l'arrachage de chaque poil, mais la pince tremblait, elle n'en finissait pas de trembler.

Je suis proche de la fin, murmura Francie. Elle déglutit, grimaça, se ressaisit. Je veux partir.

Anna attendit d'entendre ce qu'elle allait peut-être ajouter. Mais ce fut tout. Sa tête retomba sur les oreillers et ses yeux se fermèrent, comme épuisés par l'effort fourni pour prononcer ces mots, pour simplement prendre la parole.

La malheureuse avait confondu son rétablissement avec l'agonie. Elle n'avait pas saisi qu'à la fin de son existence il n'y aurait pas de fin, seulement la poursuite d'une vie hallucinée qui n'était, il fallait l'admettre, pas une vie. Elle n'avait pas compris l'obstination de ses enfants à vouloir qu'elle vive. Si elle l'avait comprise, elle en aurait sans doute eu plus peur que de la mort. Anna continuait à l'épiler, mais la pince tremblait toujours, et Anna avait beau faire, elle ne pouvait calmer ce tremblement.

1379 - Quand ceux qui vont s'en vont aller, pages choisies, Richard Flanagan, II

 

2

À sa connaissance ce fut le dernier jour où sa mère parla. Après la tentative d'épilation ratée, Francie eut le soir même une sorte de mini-AVC et la semaine suivante plusieurs autres se succédèrent. Ces quelques jours où elle avait parlé finirent par apparaître pour ce qu'ils étaient : une anomalie plutôt qu'un sursis. Ou alors, songea plus tard Anna, peut-être pas le sursis que voulait Francie quand elle avait mobilisé pour s'exprimer le peu d'énergie vitale qui lui restait, dans l'espoir que ses enfants entendraient son souhait et, l'ayant entendu, y répondraient et la laisseraient mourir.

 

 

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