1387 - Si bien que… ? (23)
Si bien que… ?
(Journal extime)
Work in progress
23
[8-25 août 2022
Tomber des nues : que cette expression est sublime autant qu’elle est vertigineuse et foudroyante. La cire fond. Les ailes se détachent. L’enfant du soleil tombe du haut du ciel dans la mer sans dire un mot.
Pascal Quignard, L’amour la mer, p. 236.
Résumé : En apprenant par ma sœur que mes parents ignoraient jusque très tard l’amour que j’éprouve pour les garçons, je suis tombé des nues.]
25 août 2021 [suite]
Un instant, en écoutant ma sœur, j’ai détesté ma mère.
Récapitulant l’émotion éprouvée sur l’instant et la transposant à divers titres, je pourrais même — rétrospectivement — dire ceci : en bon inverti (¡) j’ai désiré inverser le sens étymologique du verbe. Car, si elle, n’a pas su accepter son fils dans tout ce qu’impliquait son être à lui, c’est moi qui alors ai comme renié ma propre filiation.
Dans le romantisme de la posture, j’ai pu me croire vengeant en quelque sorte la malédiction dont est victime le poëte dans ces vers de Bénédiction — titre qui tient ô combien de l’antiphrase —, souffrant — ô combien, lui — de la malédiction de sa mère…
Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :
— « Ah ! que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation ! »
Je pourrais dire cela — si je ne savais que la veuve du Commandant Aupick s’était rapproché in extremis de son hémiplégique, aphasique de fils, s’occupant, durant les toutes dernières années de l’existence, de lui sans faillir — et si d’ailleurs, comparaison n’étant jamais raison, je n’étais, moi, dégringolant de mon empyrée, un poète dégradé ¡
— Il n’empêche : je suis douché, rincé, essoré, cabossé de ce que je viens incidemment d’apprendre…
* * *
D’autres révélations suivent, comme si la parole par instants se débondait, ou comme si elle inscrivait, au cœur des sujets abordés tel un halo de pointillés sa cohorte de frustrations ou de points de crispation, mais aussi d’illusions, venant alors à prendre une forme plus nette — pleine et découpée.
Ainsi ma sœur rappelle ce que je lui avais dit la fois précédente : qu’il n’était ni drôle ni simple d’être considéré quand j’étais enfant comme « la huitième merveille du monde », expression qu’elle avait, dit-elle, « adorée » et qui semble avoir eu la vertu de rédimer ses propres chagrins de ne pas toujours avoir su suffisamment plaire à ma mère, ce qu’attestaient des griefs sourds que celle-ci laissait transparaître lors de reproches, parfois acerbes, concernant l’abandon des études de ma sœur (il est vrai qu’elle, avait été retirée de l’école par sa propre mère en sorte d’être très égoïstement soulagée dans le commerce que tenait mon grand-père pour seconder cette dernière), ou son mariage avec D****, dont on pouvait conclure que ma mère le méprisait quelque peu, ayant peut-être imaginé pour sa fille une “plus belle union”.
Il me revient d’ailleurs que, si ma mère voussoyait son gendre, elle tutoyait R. Cela m’avait enduit en erreur, puisque j’avais cru qu’elle acceptait beaucoup plus facilement la sorte d’autre “gendre” qu’il pouvait représenter à ses yeux. Or, je me souviens tout aussi bien que R. n’aimait pas du tout ma mère — et qu’il disait parfois mes parents « homophobes », accusation que je trouvais d’autant plus infondée que lui, avait toujours dissimulé ses “préférences sexuelles” à sa famille, à sa sœur même dont il était proche.
* * *
Ma sœur parle encore. Elle évoque ma grand-mère paternelle avec laquelle elle s’entendait bien — ce que j’ignorais tout à fait —, à qui elle téléphonait même « toutes les semaines » lorsque celle-ci s’était retrouvée veuve (elle me rappelle l’appel téléphonique en pleine nuit de ma grand-mère m’annonçant le décès de mon grand-père, réflexe en partie énigmatique puisque c'était plutôt mes parents qu'il aurait fallu avertir). D’un roman familial l’autre, des perspectives se brouillent, se chevauchent, s’annihilent ou se substituent…
D'autres s'éclairent peut-être. Mon père n’aimait guère sa mère. Ma mère n’aimait pas sa mère non plus. En revanche, mon grand-père paternel était fou de son petit-fils. Il faut dire qu’il n’avait pas connu son propre fils avant 1943, date à laquelle il avait été libéré d’un camp de prisonniers allemand pour retrouver sa femme, qui avait élevé seule en l’attendant mon père. Aussi était-il avec moi d’une gentillesse qui confinait au gâtisme.
Je songe fugitivement alors à Renaud et Roberte, les oncle et tante de mon père. Eux, m’avaient mieux percé à jour que mes parents quand ils m’avaient dit un jour que je ne me marierais peut-être pas, que je n’aimais peut-être pas les femmes, allégation que, sur le moment, je ne sais plus trop comment, j’avais lâchement récusée… Or, Renaud et Roberte, je le suppose, tentaient la bienveillance à mon égard…
* * *
Ma sœur parle toujours. Elle avait lu dans le journal local la nouvelle, dit-elle, du décès de R. sans être certaine qu’il s’agissait de lui (R. portait un patronyme finalement assez courant).
Mon père aurait dit regretter se montrer si « lourd » à mon endroit, quand, à mainte reprise, il me pressait de savoir si j’allais bientôt me marier… (Quand j’évoquerai cette conversation avec Khadija, elle me confiera que ma mère lui avait dit en aparté combien elle souhaiterait que je me marie avec Khadija !)
* * *
Un gouffre de perplexités alors s’ouvre. Se réveillent de très anciennes questions demeurées à l’état d’énigmes non résolues — de celles que l’on ne veut peut-être, précisément, pas résoudre.
Ainsi je m’interroge à propos de Simone, que je croyais auparavant avoir été pilotée, sinon téléguidée, par ma mère au moment du mariage d’Hannah en 1977 quand elle séjournait chez nous, soit en sorte de dépuceler son fils, soit en vue de l’arracher aux bras de J.-L.
(Quand je parlerai de cela à Simone, elle me semblera aussi surprise que moi d’apprendre que mes parents seraient demeurés dans l’illusion de mon hétérosexualité. Elle finira par conclure — quoique assez évasivement — au même déni de la part de ma mère que celui auquel j’étais parvenu. Si d’aventure elle avait été circonvenue comme je l’avais toujours cru, je suis quasi certain qu’elle me l’aurait alors confié… )
* * *
Je continue de m’interroger tant et plus : pourquoi au moment de ma rupture avec Franck à l’issue de laquelle mon père avait pu voir combien j’étais abattu et souffrais — j’étais d'ailleurs tout disposé à m’ouvrir auprès de lui de l’origine de cette mauvaise passe —, pourquoi mon père avait dit-il en substance ne rien vouloir savoir de l’origine de mon mal-être ? pourquoi, cependant, m’avait-il donné la machine à traitement de texte qu’il avait achetée quelques années auparavant, reliée à un système informatique pourvu d’un écran qui, avant les ordinateurs de bureau, permettait la correction des textes ? pourquoi cette manière d’invitation à écrire (pour moi pourtant, et moi seulement !) si ce n’est pour demeurer ignorant de révélations qui l’auraient embarrassé et auxquelles il ne voulait vraisemblablement faire face ?
* * *
Concernant le harcèlement de R. auprès de mes parents, j’ai toujours tenu pour grande la responsabilité de R. dans l’accident vasculaire cérébral de ma mère survenu au printemps 2008.
Et je n’ai pu que noter la proximité de dates entre ma propre attaque cérébrale et la sienne, survenue moins d’une semaine après que j’ai été hospitalisé…
Si le degré de responsabilité entre une volonté délibérée de nuire (à moi et, par ricochet, à mes parents) et une responsabilité entièrement involontaire diffère du tout au tout, si je refuse d’endosser toute culpabilité, il n’en demeure pas moins vrai que m’ont toujours troublé cette double coïncidence de dates — selon l’adage latin, certes parfois captieux, post hoc propter hoc, par lequel paraissent régies nos vies…
* * *
En fait, reconsidérant ces “événements” de mon existence, je ne parviens pas à croire pour autant à une concaténation de faits avérés, mais plutôt à des logiques imaginaires, reconstruites dans l’après-coup ou escomptées par avance, de sorte d’être désamorcées. Car, s’il y avait bien eu un mensonge par omission de ma part, je ne parviens pas à croire que ma mère ne se mentait pas à elle-même, obéissant (donc) à la logique propre au déni — en sacrifiant à un aveuglement volontaire.
Et d'y voir un immense gâchis — de paroles, de pensées et d’actes — pour tous les protagonistes de ce (mauvais) roman (familial).
Or, comment rattraper cela ? comment abouter les nœuds d'ajut qui servent usuellement à lier une corde à une autre, ou réparer une corde cassée, ou attacher les deux extrémités d'un lacet ?
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[8-25 août 2022
Je suis resté bloqué dans l’écriture de ces lignes pendant près d’un an, reprenant et reprenant ces lignes, sans leur trouver de prolongements.
C’est peu de dire que ces lignes m’auront coûté. La difficulté à trouver les mots se ressent aussi dans le heurt des phrases, l’avalanche de propositions malencontreuses, le manque absolu de grâce de l’écriture. C’est entendu : on ne devrait jamais écrire que dans la joie, dans l’absence absolue de toute contrariété…]
[Ajout du 26 août 2022 :
En déshérence. Désormais.
Désormais, je ne sais plus quoi penser.
J’ai beaucoup aimé ma mère, c’est certain. Je m’efforce — assez cruellement — de songer le moins souvent à elle. Mais sa pensée me rattrape. Elle m’a occupé tout ce mois d’août, passé à réécrire et préciser sans cesse ces phrases ingrates — ce qui peut s’entendre bien doublement…
C’est sans tendresse que je reconsidère désormais la femme bréhaigne que la maladie — si tant est que ce fût une maladie… — avait si décisivement détériorée. Pourtant, dans les quinze mois qui ont précédé sa mort, je me suis mainte fois installé à son chevet pour tenter d’apaiser ses souffrances et, malgré la destruction progressive chez elle de tout langage articulé, de lui communiquer l’affection que je lui portais. Elle m’avait considérablement appris de choses que je sais encore et dont je lui suis reconnaissant.
Or, ce qu’on appelle « travail de deuil » paraît contrarié encore par la révélation intempestive de l’hostilité brutale de ma mère telle que rapportée par ma sœur. Et je n’arrive plus à faire coïncider l’image de la femme avisée, aimable, accueillante, intelligente, ouverte aux autres, active et réjouie que j’ai connue (mais dont je ne parviens pas à susciter de souvenir précis, ses traits se brouillant de toutes les façons sans le secours des rares photographies que je possède et que j’évite de regarder), non seulement avec la femme au cerveau disjoncté et au visage momifié, mais aussi avec cette femme intransigeante et dure apparue depuis, comme si d’ailleurs le rêve fait la nuit de sa mort avait voulu m’avertir d’une vérité qui m’avait jusqu’alors échappé…
Et je le constate : toutes ces dernières semaines passées à vouloir clore ce chapitre et donner à ce billet une forme définitive ont été vaines — tant il bée absolument.]