Archive GA CDIV - Pages choisies Annie ERNAUX, l’autre Fille, NiL éditions, “les affranchis”, Paris, 2011
404 - Pages choisies
Le 01/11/2013 à 08:15
de Annie ERNAUX, l’autre Fille, NiL éditions, “les affranchis”, Paris, 2011 :
Aux alentours de la Toussaint je vais au cimetière d'Yvetot fleurir les deux tombes. Celle des parents et la tienne. D'une année sur l'autre j'oublie l'emplacement mais je me repère à la croix haute et très blanche, visible depuis l'allée centrale, qui surmonte ta tombe, juste à côté de la leur. Je dépose sur chacune un chrysanthème de couleur différente, quelquefois sur la tienne une bruyère, dont j'enfonce le pot dans le gravier de la jardinière creusée exprès, au pied de la dalle.
Je ne sais pas si on pense beaucoup devant les tombes. Devant celle des parents, je m'attarde un moment. C'est comme si je leur disais « me voilà », et leur apprenais ce que j'étais devenue depuis un an, ce que j'avais fait, écrit, espérais écrire. Après je passe à la tienne, à droite, je regarde la stèle, je lis chaque fois l'inscription en grands caractères dorés, trop rutilants, refaits grossièrement dans les années quatre-vingt-dix par-dessus les anciens, plus petits, devenus illisibles. De son propre chef, le marbrier a supprimé la moitié de l'inscription d'origine, choisissant de ne laisser sous tes nom et prénom que cette unique mention, certainement parce qu'il la jugeait primordiale : « Décédée le Jeudi-Saint 1938 ». C'est elle qui m'avait frappée aussi la première fois que j'ai vu ta tombe. Comme la preuve inscrite dans la pierre du choix de Dieu et de ta sainteté. Depuis vingt-cinq ans que je viens sur les tombes, à toi je n'ai jamais rien à dire.
(pp. 10-12)
Je ne leur reproche rien. Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant.
Ils ont emporté dans la tombe, l’un après l’autre, la mémoire vivante de toi, de tout ce qui a été perdu en avril 1938. Tes premiers pas, tes jeux, tes peurs et tes détestations d’enfant, ton entrée à l’école, toute cette préhistoire de toi rendue atroce par la mort et que, à l’inverse, ils ont répétée à satiété s’agissant de moi. A mon enfance racontée, pleine d’anecdotes, ne correspond pour la tienne que le vide.
(p. 51)
Je calculais parfois l'âge que tu aurais eu — approximativement, parce que j'ai ignoré longtemps l'année précise de ta naissance — avec tes huit ou dix ans de plus que moi. L'écart était infini. Il fallait que je te représente en grande jeune fille, comme celles qui venaient à la boutique et me considéraient comme une gosse sans importance. Je ne regrettais pas une sœur pareille à elles, qui m'aurait dominée de la supériorité de son âge, de ses seins, de son savoir et de ses droits. Avec toi je n'aurais rien partagé. L'idée d'une sœur plus jeune, voire bébé, m'agréait davantage, comme d'une poupée vivante.
Mais toi et moi étions destinées à rester uniques. Leur volonté de n'avoir qu'un seul enfant affichée dans leurs propos on ne pourrait pas faire pour deux ce qu'on fait pour un impliquait ta vie ou la mienne, pas les deux.
Il m'a fallu presque trente ans et l'écriture de La Place pour que je rapproche ces deux faits, qui demeuraient dans mon esprit écartés l'un de l'autre — ta mort et la nécessité économique d'avoir un seul enfant — et pour que la réalité fulgure : je suis venue au monde parce que tu es morte et je t'ai remplacée.
(pp. 60-61)
Dans quelques jours j'irai sur les tombes, comme d'habitude à la Toussaint. Je ne sais pas si j'aurai cette fois quelque chose à te dire, si c'est la peine. Si j'aurai de la honte ou de la fierté d'avoir écrit cette lettre, dont le désir de l'entreprendre me reste opaque. Peut-être que j'ai voulu m'acquitter d'une dette imaginaire en te donnant à mon tour l'existence que ta mort m'a donnée. Ou bien te faire revivre et remourir pour être quitte de toi, de ton ombre. T'échapper.
Lutter contre la longue vie des morts.
Evidemment, cette lettre ne t’est pas destinée et tu ne la liras pas. Ce sont les autres, des lecteurs, aussi invisibles qu’à toi quand j’écris, qui la recevront. Pourtant, un fond de pensée magique en moi voudrait que, de façon inconcevable, analogique, elle te parvienne comme m’est parvenue jadis, un dimanche d’été, peut-être celui où Pavese se suicidait dans une chambre de Turin, la nouvelle de ton existence par un récit dont je n’étais pas non plus la destinataire.
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de : alex
Lettre à l'absent(e)... Agréable à lire !
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Ajout du 22 septembre 1922 :
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22 mars 1950 - Cesare PAVESE - Musique : Léo Ferré