1395 - De l'âge - Pages choisies : Annie Ernaux, le jeune Homme
de Annie Ernaux, le jeune Homme, Gallimard, “N.R.F.”, 2022 pp. 27-32 :
Mon corps n'avait plus d'âge. Il fallait le regard lourdement réprobateur de clients à côté de nous dans un restaurant pour me le signifier. Regard qui, bien loin de me donner de la honte, renforçait ma détermination à ne pas cacher ma liaison avec un homme « qui aurait pu être mon fils » quand n'importe quel type de cinquante ans pouvait s'afficher avec celle qui n'était visiblement pas sa fille sans susciter aucune réprobation. Mais je savais, en regardant ce couple de gens mûrs, que si j'étais avec un jeune homme de vingt-cinq ans, c'était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d'un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d'A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit.
Parfois je remarquais chez certaines femmes de mon âge l'envie d'accrocher son regard, selon, pensais-je, une logique simple : si elle lui plaît, il préfère les femmes mûres, pourquoi pas moi ? Elles connaissaient leur place dans la réalité du marché sexuel, que celui-ci soit transgressé par une de leurs semblables leur donnait de l'espoir et de l'audace. Pour agaçante que soit cette attitude de vouloir capter discrètement le plus souvent le désir de mon compagnon, elle ne me gênait pas autant que l'aplomb avec lequel des filles jeunes le draguaient ouvertement devant moi, comme si la présence à ses côtés d'une femme plus vieille que lui était un obstacle négligeable, voire inexistant. À bien réfléchir, la femme mûre était pourtant plus dangereuse que la jeune — la preuve, il en avait quitté une de vingt ans pour moi.
Nous allions voir les films dont le sujet était une liaison entre un garçon jeune et une femme mûre. Nous en sortions déçus, énervés par un scénario dans lequel nous ne retrouvions pas ce que nous vivions, où la femme était une implorante qui finissait larguée et détruite. Je n'étais pas non plus la Léa de Chéri, le roman de Colette, que j'avais relu.
Ce que je ressentais dans cette relation était d'une nature indicible, où s'entremêlaient le sexe, le temps et la mémoire. Fugitivement, je considérais A. comme le jeune homme pasolinien de Théorème, une sorte d'ange révélateur.
Comme dans toutes les situations qui contreviennent aux normes de la société, nous repérions immédiatement les couples semblables au nôtre. Entre eux et nous s'échangeaient des regards de connivence. Nous avions besoin de ressemblance. Il était impossible, au-dehors, d'oublier que nous vivions cette histoire sous le regard de la société, ce que j'assumais comme un défi pour changer les conventions.
Sur la plage, étendue près de lui, je savais que nos voisins nous observaient à la dérobée, moi surtout, qu'ils passaient mon corps au crible, mesuraient son degré d'avancement, quel âge peut-elle avoir ? Couchés séparément sur le sable, l'un et l'autre nous n'aurions reçu qu'une attention indifférente. Devant le couple que nous formions visiblement, les regards se faisaient impudents, frôlaient la sidération, comme devant un assemblage contre nature. Ou un mystère. Ce n'était pas nous qu'ils voyaient, c'était, confusément, l'inceste.
Un dimanche, à Fécamp, sur la jetée près de la mer, nous marchions en nous tenant par la main. D'un bout à l'autre nous avons été suivis par tous les yeux des gens assis sur la bordure de béton longeant la plage. A. m'a fait remarquer que nous étions plus inacceptables qu’un couple homosexuel.
Je me suis souvenue d'un autre dimanche d'été où, entre mes parents, à dix-huit ans, j'avançais sur cette même promenade, accompagnée de tous les regards à cause de ma robe très moulante, ce qui m'avait valu le reproche irrité de ma mère de ne pas avoir mis de gaine, laquelle, disait-elle, « habille mieux ». Il me semblait être à nouveau la même fille scandaleuse. Mais, cette fois, sans la moindre honte, avec un sentiment de victoire.
Je n'étais pas toujours aussi glorieuse. Un après-midi à Capri, devant le spectacle des filles jeunes et bronzées vibrionnant sur la piazzetta où nous buvions des Cam pari, je lui avais lancé : « La jeunesse te tente ? »
Photogrammes : Stephen Frears, Chéri (2009) ; Pier Paolo Pasoline, Théorème (1968) https://www.cinematheque.qc.ca/fr/oeuvres/theoreme-pier-paolo-pasolini/
Son air surpris puis son éclat de rire m'avaient fait comprendre ma bourde. C'était une question pour manifester ma compréhension et ma largeur d'esprit, nullement pour connaître la vérité de son désir, dont je venais d'avoir la preuve une heure avant. Or, non seulement elle soulignait que, jeune, je ne l’étais plus, mais elle l’excluait de cette catégorie que je lui désignais, comme si d’être avec moi l’en avait détaché.