1422 - Si bien que… ? (36)

Publié le par 1rΩm1

Si bien que… ?

(Journal extime)

Work in progress

 

36

 

25 février - 1er mars

Les jours passent, et le souvenir cuisant de la disparition de Marthe perdure — tel celui d’un immense gâchis. Pourtant, quelque chose de doux demeure, au-delà de la perte, qui sans aucun doute a à voir avec la personne que nous avons connue. Il y aurait toutefois à dire de cette incurie que je crois sans rapport avec un carpe diem, qui consistait chez elle à ne vouloir rien savoir, tout en vivant vaille que vaille, du lendemain… Le prix à payer aura tout de même été lourd.

Paul à l’abandon fait pitié. Je résiste aux appels, discrets il est vrai, qu’il m’adresse, à moi ou à T. Je ne comprends pas de toutes les façons pourquoi un couple ayant vécu trente ans a pu compartimenter si idiotement chacun la vie de l'autre. Non, bien entendu, qu’il n’y ait pas à conserver quelque espace à soi — je pense tout le contraire — ; mais, quant à consentir à partager les mêmes linges et toit, il y aurait davantage de générosité à accorder de part et d’autre, à mon sens.

Bien des complications matérielles que la situation engendre auraient pu être évitées. Paul devra déménager. Il ne pourra s’acquitter du loyer du six-pièces que Marthe et lui occupaient. Il ne pourra pas davantage prétendre à quoi que soit venant de Marthe. Et c’est au père presque centenaire que Marthe n’aimait guère que revient l’héritage en entier. J’avais abordé, tout au plus deux mois auparavant, la question de la succession de Paul ou de Marthe, secondé par T., au cas l’un d’eux décéderait ou perdrait la faculté de se diriger seul, à la faveur du « mandat de protection future » que nous venions de signer chez un notaire, ma sœur et moi. Or, Marthe s’était montrée hostile à l’idée d’officialiser en quelque manière leur concubinage, et j’avais cédé du terrain, pensant alors que rien n’était pressant et que la question pourrait à l’occasion revenir dans la conversation…

Les événements me donnent ironiquement tort à présent.

1422 - Si bien que… ? (36)

 

2 mars 2022

T. m’envoie un message : sa mère est en fin de vie. Je l’appelle et nous devisons. Elle a cessé de s’alimenter. Cependant, elle est moins robuste et plus âgée que l'était ma mère. La fratrie de T. — une sœur et un frère — a été appelée par l’EHPAD dans lequel elle a été placée depuis quelques années.

 

3 mars 2022

Je me trouve très embarrassé que Paul m’apporte la photo de Marthe, que je lui avais pourtant demandée.

 C’est une photographie plastifiée au format A4, format trop grand quand j'émaille mes étagères de cartes postales pour le plaisir d'un regard qui s'y pose. L’idée  originale que j’avais eue était d’avoir un souvenir de Marthe qui lui corresponde, et ce portrait posé sur le cercueil au moment de la cérémonie religieuse me paraissait assez bien la représenter : devant son bureau, les yeux baissés sur un livre, dans un de ses corsages imprimés que nous lui voyions tous les jours. L'idée était peut-être de la mettre dans mon propre bureau, mais au rayon des disparus (un seul, en vérité) elle éclipserait le  portrait de J.-M., me dis-je assez impitoyablement.

Des détails alors me sautent aux yeux, tout aussi impitoyablement : les piles de livres en désordre, dont certains pas même déballés (Marthe ne lisait plus guère depuis qu’elle avait cessé de travailler, m’avouant dernièrement qu’elle se contentait de la lecture facile de romans policiers italiens), et, surtout, cette moquette pelée attestant une autre incurie, celle du décor dans lequel elle évoluait  ,  le personnage de la lectrice au premier plan semblant se nourrir d’une culture à laquelle elle tiendrait avant toute chose me paraissant tout d’un coup étonnamment factice, un cliché tout entier posé — voire : celui d’un personnage étonnamment poseur en quelque façon, et je saisis alors une vérité autrement dérangeante…

 

Je plaisante au sujet de cette moquette dévastée. Paul explique que celle-ci avait été mainte fois lessivée lorsque leur chienne, F****, incontinente et grabataire, se trouvait en fin de vie, et je m’en veux incontinent de ma saillie — autant que de mon interprétation injuste, sinon cruelle (dont je saurai bientôt qu’elle était néanmoins partiellement apprêtée, Paul tentant avant tout de dissimuler l’incurie dont — je la pressentais sans doute — nous nous rendrons compte comme une évidence éclatante : Marthe, même si elle collectionnait les produits de nettoyage comme pour se dédouaner de ne jamais passer à l’acte, avait pour quelque espèce de ménage une insouciance telle que, hormis les coups d’aspirateur pratiqués de façon cosmétique par Paul afin que les poils des trois chattes et du chien ne se déposent en des rouleaux laineux partout dans l’appartement, elle n’avait touché au ménage durant des lustres, sinon des décennies…).

Sur sa demande, je fais en sorte d’envoyer à T., à partir du téléphone de Paul par l’intermédiaire du mien puisque Paul ne dispose pas d’une messagerie Internet, ce cliché, qui lui plaît autant qu’il me plaisait naguère.

 

[Ajout du 18 novembre 2022 : je lui ai, depuis, trouvé une place toute naturelle derrière la porte vitrée du confiturier qui me sert de DVD-thèque, tout à côté de l’affichette rappelant l'exposition Goya, photographiée pour les besoins de ce blog ces jours derniers. Photographie et affichette bénéficient, en effet, d’un format similaire.

C’est un geste irrépressible qui m’est venu, alors que j’apprenais que Paul avait désormais une nouvelle compagne — et ce, avec une telle rapidité que nous en sommes tous restés confondus, partagés entre le rire, le soulagement, et le sentiment (repoussé comme absurde) d’une trahison envers la défunte — pour user d’une phraséologie désuète exprimant pour ma part ce premier mouvement ¡). Caché par un montant du meuble, le livre dans la main de Marthe n’apparaît plus, la photo semblant volée au sujet, qui baisse ainsi tout modestement les yeux.]

* * *

Je quitte T. et Paul pour rejoindre Christine avec qui j’ai rendez-vous. Nous ne sommes pas rencontrés, elle et moi, depuis le dernier été, des occasions de nous voir ayant été différées, ne serait-ce qu’en raison de son absence de ****, éloignée qu'elle est dans une académie à l’est de Paris.

J’avais cru pourtant lire entre les lignes qu'elle m'avait adressées un certain mal-être, que j'avais attribué à des tensions dans son couple — ce qu’elle me confirmera brièvement avant que nous nous quittions.

Comme je suis content de la voir, je parle avec bien plus d'aisance qu’à l’accoutumée.

 

[suite : Mars à Paris, journal extime, 1 à 13 : 15 mars, 16 mars (1), 16 mars (2), 17 mars (1), 17 mars (2), 18 mars (1), 18 mars (2), 16-18 mars, 19 mars, 20 mars (1), 20 mars (2), 21 mars (1), 21 mars (2), 19-22 mars, 22 mars]

 

 

 

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