1436 - Et en attendant d’autres Espagnes… (13)
Et en attendant d’autres Espagnes…
(Paris - Madrid - Tolède - Madrid - Paris)
Journal extime
(10 mai - 22 mai 2022)
13
21 mai
Matin
Je n’ai plus de fièvre. Mais je me sens tout de même fatigué et décide de m’épargner. Après le petit déjeuner, je lis quelque vingt pages. Puis me rendors.
Je complète les lignes écrites la veille à propos de notre rencontre, Adrien et moi — lignes que, par exception, je rédige sur l’ordinateur.
Après-midi
J’ai cinq minutes de retard : j’avais préparé un message pour Duncan, dont j’envoie par erreur les prémices, tant et si bien que je suis obligé de compléter les lignes. Tout a bsorbé, je rate la correspondance entre la ligne 5 à Austerlitz et le RER. Je dois attendre durant dix minutes le suivant. Et, précisément, Aymeric me prévient qu’il a dix minutes d’avance !
Entre-temps, Duncan m’a répondu qu’il est à Lyon, que, très occupé par son travail, il est désolé de ne m’avoir pas fait part auparavant d’une réponse. Il ne pourra pas me voir demain. (Je songe à contacter B., mais je ne veux pas la prendre de court, et n’ai d’ailleurs qu’une envie tiède de la retrouver.)
Je rédige donc un message à Aymeric pour l’avertir de mon retard, message que, dans ma précipitation, j’envoie à Duncan !
Enfin, j’arrive, mais sans apercevoir Aymeric sur le parvis du musée d’Orsay, et c ’est lui qui, quelques instants plus tard, se porte vers moi.
Nous patientons une dizaine de minutes avant d’entrer dans les lieux.
Dans la file, je raconte avoir eu de la fièvre, avoir pris un rendez-vous, finalement annulé, chez un médecin, tout en oubliant de rapporter ma passage dans une pharmacie, ce qui fait que ma narration est à demi tronquée et, par là, difficile à suivre.
Nombreux sont les visiteurs à piétiner entre les murs de l’exposition consacrée à Gaudí : ce début de samedi après-midi s'avère un horaire assez peu favorable, et nous nous résignons, même si c'est désagréable, à toutes les compressions…
ANTONI GAUDÍ (conception) Atelier JOAN OÑOS (serrurier), Grille de la Casa Vicens, vers 1883-1885, Fer forgé, Barcelone, Museu Nacional d'Art de Catalunya
Antoni Gaudí (conception), Jardinière et support pour la Casa Vicens, entre 1883 et 1889, Fer forgé, faïence, Barcelone, Casa Vicens Gaudí
Antoni Gaudí (conception), Casa Milà, Paroi modulable, 1909 Chêne, verre cathédrale rose pâle, Collection Kiki et Pedro Uhart
Antoni Gaudí (conception), Atelier Badia Germans, serrurier), Grille pour les baies du rez-de-chaussée de la Casa Milà, vers 1910, Fer forgé, Barcelone, Museu Nacional d'Art de Catalunya, dépôt de la Fundació Jurita Constructora del Temple Expiatori de la Sagrada Família, 2014
Antoni Gaudí (conception), Atelier Josep et Lluí Badi I Miarnau (serrurier), Balustrade pour la Casa Milà, vers 1910, Fer forgé et riveté, Barcelone, Museu Nacional d'Art de Catalunya, dépôt de la Fundació Catalunya La Pedrera, 2011
Vitrail de Saint Paul apôtre et Saint Valérien martyr, 1903 Verres colorés montés au plomb, Palma, cathédrale de Majorque
Nous contournons des couples de jeunes filles bien exaspérantes en ce qu’elles discutent entre elles stationnées devant les photographies et documents — tout en devisant de tout à fait autre chose. Des groupes nous empêchent, par surcroît, de circuler en toute liberté. Nous nous perdons en contorsions afin de nous glisser à travers la foule…
Comme il se trouve beaucoup à lire, je prends le parti d’enjamber des pans entiers de la littérature rupestre affichée tout en tâchant de gagner en coudées franches et temps. Aymeric, de son côté, me glisse qu'il a vu un documentaire sur Arte, et, comme j’ai vu le même, cela m’y autorise d’autant mieux. En outre, avoir vu déjà les réalisations architecturales de Gaudí à Barcelone aide à quelques coupes claires dans pareilles lectures, que duplique par ailleurs le dépliant à disposition à l’entrée…
Nous mettrons tout de même une heure et quart pour parcourir, chacun selon son circuit (je m’aide du bleu dragée du polo d’Aymeric — nous sommes assortis puisque mon propre polo est rose ¡ — pour le repérer au sein de la presse), la totalité de l’exposition…
Nous profitons ensuite du musée, sans désir d’exhaustivité évidemment : nous revoyons les toiles des Nabis, divers Bonnard et Vuillard en passant, parcourons l'exposition Sophie Calle — bis repetita, pour qui me concerne ! —, l'espace dévolu aux arts décoratifs du tournant du siècle (le précédent !) (Aymeric confie avoir trouvé plutôt laid et par surcroît inconfortable le mobilier imaginé par Gaudi ; je dédouane l’artiste par la beauté de ses ferronneries, ce dont convient Aymeric, et il désigne certaines réalisations particulièrement laides exposées là), celui consacré à la peinture d’histoire, souvent grotesque, pour terminer plus heureusement avec les tableaux de Manet…
Félix Vallotton (Lausanne, Suisse 1865- Neuilly-sur-Seine 1925), Le Dîner, effet de lampe, 1899, Huile sur carton marouflé sur bois
J’ai p erdu mon billet de consigne — et raconte à ce sujet le propos du court-métrage de Jacques Rivette, le Coup du berger, que, sur le moment, je confonds avec Eric Rohmer parce que l'esprit en est le même que dans les "contes moraux" de ce dernier réalisateur). Comme, ma veste récupérée, je m'abîme dans des taches sur une des manches que je n'avais pas remarquées auparavant, le préposé, qui m’a suivi des yeux, croit à une méprise sur le vêtement : il me rattrape et me demande mes nom et numéro de téléphone ; je m’exécute sans rechigner.
* * *
Après avoir balancé quelque peu, comme il est plus de 17 heures 30, nous décidons de nous rendre d'ores et déjà dans le quartier de la Butte-aux-Cailles plutôt de chercher sur place un bar où boire un verre.
Nous prenons le RER. Aymeric me confie ses préventions à l’encontre de ce moyen de transport. Les faits lui donneront raison : l’odeur de graisse et de pneumatique, les presque dix minutes d’attente avant que se mette en branle la rame sans aucune cause apparente, les affreux couinements proches des hurlements des damnés que ce mouvement occasionne pourraient dissuader au grand jamais d’y revenir…
Fin d’après-midi
Nous mettons un certain temps avant de trouver un terrasse à l’ombre qui nous accueille, les cafés s'avérant surpeuplés. Encore est-ce une table à l'intérieur, près d’ouvertures néanmoins propices à la circulation de l’air.
Aymeric raconte son séjour en baie de Somme, prolongé par un détour en Bretagne du fait qu'il voulait rendre visite à sa mère dont l’état de santé laisse de plus en plus à désirer. Il esquisse à ce propos un tableau des réactions de sa fratrie : entre un f rère sensible à l’excès et sa sœur qui s’est construit une carapace, lui, tient le milieu (plus proche de son frère que de sa sœur, toutefois), explique-t-il.
Il s’est donc rendu à l’hôpital où elle avait été transférée, à Dinan, en raison de nuits agitées dont le personnel de la maison de soins s'était rendu compte, avant qu'on trouve le bon dosage entre divers médicaments qui permettrait son retour, mais ce, parmi des Alzheimer, proches plus ou moins de la démence — ce pour quoi Aymeric se montre évidemment très affecté. « Enfin, c’est la merde ! », lâche-t-il en guise de conclusion.
A son instigation, je raconte un peu mon séjour en Espagne (et en profite pour lui donner la carte postale de Ribera achetée pour lui à la boutique du Prado ).
Pour ses prochaines vacances d’été, lui, a prévu d’aller en Bourgogne et dans la plaine d’Alsace, puis en Bretagne à nouveau et, enfin, à Toulouse.
Comme à Adrien la veille, je lui parle donc de mes projets d’automne : un voyage à Barcelone avec mon père et ma sœur, un autre peut-être en Italie du Nord.
Il s’est acheté un nouveau vélo, la batterie du précédent, ayant bien vécu, se déchargeant sans raison. Et il devra s’acheter une nouvelle automobile, celle qu’il possède, quoique bien entretenue et ne polluant guère, étant arrivée à la péremption de ceux qui nous gouvernent en ce qu’elle a atteint l’âge de quinze ans, désormais prohibé pour circuler, ne serait-ce que dans la métropole parisienne.
Nous évoquons l’actualité politique. Lui, doute que JLM puisse devenir le premier ministre d’une cohabitation consentie comme telle.
Soirée
L'heure est venue d'aller dîner dans le restaurant indien accoutumé, dont la grande salle est rouverte — et dont le décor a changé.
Nous nous mettons à nos tablettes afin de choisir nos plats. Cela me prend un certain temps. Je me montre gourmand, en effet, et cède à l’envie de manger deux currys de légumes différents. Je demande à ce que ceux-ci soient plutôt épicés, même si je sais bien que mes intestins en paieront le prix. Nous commandons une demi-bouteille de vin.
Aymeric rapporte que, au terme d’une bataille longue dont il m’avait parlé à diverses reprises, il a recouvré toute son ancienneté professionnelle, enfin reconnue comme telle. Il a même touché tous les arriérés de ce qu’on lui devait.
J’évoque la situation de Paul, notamment la bonne nouvelle que m'a apprise p T. la veille : les deux autres chattes ont été adoptées, en effet. La mauvaise demeure évidemment que Paul a récemment appris qu'il souffrait de la maladie de Parkinson. Aymeric, contre mon exaspération du déni que cultive Paul à ce propos tout comme sur divers sujets, lui porte secours, appelant, sans appuyer, à mon indulgence.
Tout en devisant ainsi, je me montre par instants très bègue. Et suis interrompu par des salves de toux inextinguibles. Les pastilles ne font guère d’effet.
Comme à l’accoutumée, nos plats sont très bons. Nous y ajoutons un dessert, un granité à la pistache, toujours réussi. On nous offre un (très) petit verre de limoncello, à peine plus gros qu’un dé à coudre, ce qui nous convient très bien.
L’addition réglée, nous cherchons un café. Les terrasses sont toujours tout aussi remplies, tant et si bien que c’est dans le dernier bar, tout près de la Place Verlaine, que nous nous asseyons finalement.
Aymeric, comme moi, commande un verre de Viognier — que nous a recommandé le serveur sur un accent chantant (espagnol ? sud-américain ? — pourvu d’un accent chantant charmant quoi qu’il en soit ¡). Aymeric commente ensuite ce choix judicieux, porté par notre muy sympatico, caliente garçon de café.
C’est pourquoi je cherche sur mon téléphone les photographies prises de l’immeuble madrilène où habite José Alberto. Il expose ses préventions à prendre une chambre chez l’habitant. Mais concède que, pour une nuit, c’est peut-être l’idéal.
Il me dit, non sans humour, avoir décliné ma proposition de visiter l’exposition Proust que je dois voir le lendemain au Musée d’histoire et d’art du judaïsme en raison de l’intitulé du thème même (Proust, du côté de la mère).
Lui, n’est jamais allé en Espagne.
Je lui dis (lui répète, en fait, puisque j'en avais auparavant parlé dans un courriel) le peu de souvenirs que j’avais des œuvres vues lors de mon premier séjour. J’expose — à nouveau — le plaisir pris à revoir la chapelle décorée par Goya.
Et c’est sans raison particulière que je tais les tensions au sein de la famille de Judith ainsi que les états d’âme de N.
* * *
Il est presque 22 heures 45 lorsque nous nous quittons Place d’Italie, chacun prenant le métro dans une direction opposée.