1449 - Monnaies, toiles, robes et merveilles : septembre à Paris (4)
Septembre à Paris
(Journal extime, 24 septembre - 30 septembre 2022)
4
28 septembre 2022
Je suis levé très tôt. Je mets ce temps vacant à profit pour faire un peu de ménage avant l’arrivée de Khadija, puisque je la sais sourcilleuse à ce propos, n’ayant pas envie qu’elle entreprenne je ne sais quel nettoyage de l’appartement.
28 et 29 septembre
[Ces deux jours ont filé d’un train de bolide, si rapides et si denses que je n’ai eu le temps d’en rien noter… Je les rapporte donc chacun le lendemain, voire le surlendemain, n’ayant eu l’occasion d’écrire alors qu'en différé.]
28 septembre
J’attends Khadija à la Gare de l’Est. L’impatience de la retrouver est telle que les presque quatre minutes de retard qu’a pris le train de Sedan semblent démesurément distendues. Je ne suis d’ailleurs pas encore certain qu’au dernier moment que Khadija puisse véritablement paraître…
Je sais que ces deux jours à Paris avec moi constituent une échappée exceptionnelle, telle qu’elle n’en a eu depuis des années, loin de ce gros village des Ardennes où la maladie de sa mère, grabataire et sénile, l’assigne à résidence.
[Ce seront deux petites journées où s’enchaînent — je suis pareil à un gamin — les plaisanteries idiotes (j’anticipe déjà, et c’en est l’antidote, l’instant de devoir se quitter), les rires et les fous rires, le dernier dans l’après-midi du lendemain, inextinguible, alors que le motif en était au mieux futile, au pire : imbécile (s’il venait de moi ¡).
J’ai tâché de planifier chaque moment. Je lui avais communiqué une liste, fournie mais précisée comme non-exhaustive, d’activités et expositions possibles durant le séjour, en lui laissant a priori une priorité de choix, Judith s’étant d’ailleurs concocté auparavant déjà durant sa semaine d’échappée un large programme, et nous nous étions concertés sur ce qu’elle entendait faire durant son séjour, préparé à coups de courriels fiévreux débordant d’impatience :
[16/09/2022]
Bonjour Romain,
Ouhh ! que c’est bon de lire tout ça !
Je viens de réserver mes billets de train (une amie les imprimera et me les apportera ce soir, et je leur ferai des gros bisous) :
Je suis contente, contente, contente.
Arrivée Paris-Est mercredi 28 à 09:01
Départ Paris-Est jeudi 29 à 18:28.
Aurons-nous le temps de voir :
- Voir Flee
- Kokoschka
- Munch ou Age d’or de la Renaissance ?
Je t’embrasse, Khadija
A quoi j’avais répondu quelques jours plus tard :
[20/09/2022]
Bonsoir Khadija,
Mon carnet de bal parisien se précise au fil des jours… Concernant notre pas de deux, voici comme j’ai conçu les deux journées que nous passerons ensemble à Paris :
Je te propose de voir l’exposition Oskar Kokoschka au MAM le mercredi après avoir déjeuné, vers les 15 heures.
Après quoi, nous irions Avenue des Gobelins voir Flee au Cinéma Pathé-Les Fauvettes à la séance de 18 h 15. Nous serions à moins de dix minutes à pied du restaurant indien de la Butte aux Cailles où j’avais de toute façon envisagé d’aller : comme le hasard fait bien les choses, n’est-ce pas ?
Le lendemain matin, nous visiterions l’expo consacrée à Munch à Orsay…
Et, au cas où nous en voudrions davantage (?) — peut-être n’en pourrions-nous plus mais, on verra bien —, nous pouvons aller à l'Hôtel de la Marine fraîchement rénové, vivre un instant sur le grand pied (ouille !) et l’intimité (aïe !) d’aristocrates du XVIIIe siècle, et, surtout, celle de Gulbenkian, le collectionneur dont j’ai naguère vu le musée fabuleux à Lisbonne…
Que voici bien des projets doux à caresser !
— Et, par-dessus tout, le plaisir de nous revoir…
Je t’embrasse,
Romain]
* * *
Le train enfin arrive. Après les embrassades — Khadija est l’une des personnes les plus chaleureuses que je connaisse, l’une des rares capables de faire front à mes réticences envers tout enthousiasme excessif —, je lui tends un “navigo” chargé de quelque huit voyages.
Elle est levée depuis quatre heures du matin, s’est fait conduire par son frère à la gare, a pris le train deux grosses heures gonflées de l’impatience d’arriver.
Après une visite sommaire de l’appartement de F. et Pascal — Khadija repère aussitôt les menus objets et éléments de décoration qui lui plaisent, me plaisent aussi, et dans lesquels il est aisé de reconnaître les goûts de Pascal —, nous prenons un café Place Parmentier afin qu’elle puisse fumer.
[Je serais bien en peine de reconstituer ce qui pouvait tisser la trame de nos conversations continuelles, rompues seulement par les visites de musée et, parfois, les trajets de métro. S’y mêlaient assez peu de nos souvenirs, sans doute parce que Khadija se rendait tout entière au moment présent. A peine s’est-elle enquise de nouvelles concernant A. ou M. — Et, de fait, nous sommes ensemble et nous abandonnons au piquant heureux du présent.]
Nous effectuons quelques courses en vue du déjeuner. Les premières heures glissent déjà sans qu’on s’en aperçoive. Nous décidons de manger tôt de toute façon afin de nous rendre en tout début d’après-midi au Musée d’art moderne.
* * *
Nous sommes ravis de déambuler dans l’exposition consacrée à Oskar Kokoschka.
(Ce sera ainsi durant les deux jours : l’affluence dans les musées, la presse dans les rames de métro — surtout le lendemain, du fait de la grève interprofessionnelle, le coude-à-coude pour faire face des œuvres. Khadija effectuera ses propres circuits, et j’aurai l’appréhension de la perdre d’un changement de salle à l’autre. Elle stationnera parfois plus que moi devant les toiles. Et nous serons heureux de ce que nous voyons et faisons.)
Oskar Kokoschka, le Saint-Suaire de Véronique [Veronika mit dem Schweißtuch], 1909, Huile sur toile, Budapest, Szépművészeti Múzeum
Annonciation, [Verkündigung], 1911, Huile sur toile, Dortmund, Museum Ostwall im Dortmunder U, Collection Gröppel
Bertha Eckstein-Diener, 1910, Huile sur toile, Vienne, mumok - Museum moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien
Hans et Erica Tietze [Hans und Erika Tietze], 1909, Huile sur toile, New York, Museum of Modern Art, Fonds Abby Aldrich Rockefeller
[Dans mon esprit, revisitant aujourd’hui ces heures si chèrement comptées, magnifiées depuis lors, les circuits que nous empruntons alors dans l’espace des salles du musée sont semblables à l’évolution de patineurs sur une piste de glace traçant des boucles, des cercles plus moins aplatis — et autres huit qui nous rapprochent puis nous éloignent, alternativement, toujours plus loin, toujours plus proches, nous retrouvant à chaque fois en vue de patiner de conserve, bras unis, tête droite, hissée selon une même direction, notre trajectoire capricieuse, mais jamais hasardeuse, nous amenant à regarder conjointement les mêmes tableaux. Heurtant de nos patins la glace, nous ressemblons à ces chevaux dont les fers dans leur galopade nocturne font jaillir de leurs sabots des traits de lumière, étincelles jaillies de leur nuit, suscitant à l’envi impressions et souvenirs mêmement issus de la mémoire et se rappelant à nous !
C’est d’abord un tableau du peintre jadis contemplé alors que nous visitions ensemble un musée de Stuttgart, dont le souvenir est demeuré vivace au point de vouloir la mener jusqu’ici, qu’évoque Khadija.
Nous stationnons ensuite devant cet éventail peint pour Alma Mahler,
Éventails pour Alma Mahler, 1912-1915, Aquarelle, crayon et encre sur un dessin préliminaire au crayon, monté sur ébène, Hambourg, Museum für Kunst und Gewerbe Hamburg
et je ne résiste pas à rappeler l’exposition vue au Centre Pompidou-Metz consacrée aux couples d’artistes de la première moitié du siècle précédent dans laquelle j’avais vu déjà ces objets délicats attestant la passion de l’artiste pour celle que l’encombrant auteur de la Symphonie des Mille avait reléguée dans l’ombre, alors qu’elle était elle-même une musicienne accomplie. Et, si mon commentaire de cuistre n’a d’autre objet que de susciter chez Khadija l’envie d’autres musées, tels ceux que nous avons autrefois parcouru à Berlin ou Arles, ce souvenir demeure intransitif, et je me reprocherai par la suite un hameçonnage si grossier.
La féerie nocturne de ce paysage des Dolomites argenté par la lune retient aussi longtemps l’attention de Khadija, qui me demande de prendre en photo le tableau, n’étant pas certaine du cliché réalisé sur son propre portable.
Paysage des Dolomites, Tre Croci [Dolomitenlandschaft Tre Croci], 1913, Huile sur toile, Vienne, Leopold Museum
Hans Mardersteig et Carl Georg Heise, 1919, Huile sur toile, Rotterdam, Collection Museum Boijmans Van Beuningen
Autoportrait les bras croisés [Sebstbildnis mit gekreuzten Armen], 1923, Huile sur toile, Chemnitz, Kunstsammlungen Chemnitz
Autoportrait au chevalet [Selbstbildnis an der Staffelei], 1922, Huile sur toile, Vienne, collection particulière Courtesy Leopold Fine Arts
Autre pédanterie de ma part, plutôt que l’Olympia de Manet à laquelle réfère le commentaire accompagnant la toile, je convoque la poupée mécanique du conte d’Hoffmann, à propos duquel je tape comme un furieux sur le téléphone portable afin d’en retrouver le titre, l’Homme au sable, celui-ci sur l’instant se refusant à me revenir. J’indique, tout aussi pédant, que ce récit a contribué à forger l’unheilmiche, l’« inquiétante étrangeté » de Freud…
Peintre à la poupée [Maler mit Puppe], 1922, Huile sur toile, Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie
Dresde, Neustadt V [Dresden, Neustadt V] [?], 1921, Huile sur toile, Jérusalem, Israel Museum, Collection Sam Spiegel
Dans un couloir, nous nous arrêtons encore devant cette affiche en forme en Pietà grinçante, le titre ironique de la pièce du théâtre appuyant, on s'en doute, la provocation générale du propos.
Pietà, Affiche pour la pièce de théâtre “Meurtrier, espoir des femmes” [Mörder, Hoffnung der Frauen] pour la « Kunstschau » de Vienne, 1909, Lithographie en couleurs sur papier (reproduction), Fondation Oskar Kokoschka, musée Jenisch, Vevey
Londres, petit paysage de la Tamise [London, kleine Themse-Landschaft], 1926, Huile sur toile, Vienne, Albertina Museum, Collection Batliner
Marseille, port II [Marseille, Hafen II], 1925, Huile sur toile, Saint-Louis, Saint-Louis Art Museum
Autoportrait en « artiste dégénéré » [Selbstbildnis eines 'Entarteten Künstlers'], 1937, Huile sur toile, Edimbourg, National Galleries of Scotland, En prêt d'une collection particulière
Nous nous abîmons, enfin, dans la lecture des cartels qui renseignent des intentions politiques d’Oscar Kokoschka avant et après la seconde guerre mondiale, notamment celui de l’Œuf rouge :
« Horrifié par les accords de Munich de 1938, Kokoschka met en scène dans L'Œuf rouge les grands acteurs de cet événement : Hitler grimaçant fait face à la figure colossale de Mussolini, tandis qu'un chat indolent, incarnation de la France, est allongé près d'un bonnet phrygien ; le lion impérial, figurant la Grande Bretagne, détourne le regard et reprend avec sa queue recourbée le symbole de la livre sterling. Autour de la table des négociations, se tient un œuf rouge sang dont le fond a été fendu. Au loin, Prague brûle. Le verso de la toile mentionne la date Pâques 1939 qui évoque certainement l'invasion de Prague quelques semaines plus tôt. Cette mention dévoile également l'ironie du tableau, renvoyant à la tradition qui consiste à décorer un œuf à cette période. »
Prague, nostalgie [Prague, Nostalgia], 1938, Huile sur toile, Édimbourg, National Galleries of Scotland
— et nous regardons ensemble une vidéo consacrée à Kokoschka, dont Khadija dit qu’on peut aisément retrouver la fougue de l’adolescent sous les traits et attitudes du vieillard dont on voit l’interview alors.]
Déchaînement de l'énergie nucléaire [Entfesselung der Atom-Energie], 1946-1947, Huile sur toile Jérusalem, Israel Museum
Nous restons là presque trois heures, et le temps manque, ensuite, pour lui faire voir, même partiellement, la collection permanente du lieu.
Nous prenons un verre rapide dans le Marais, non loin de Beaubourg, avant d’assister à la projection de Flee, puis de nous rendre Place d’Italie. A peine avons-nous de boire un autre verre de vin blanc, avant de rendre cette fois dans le restaurant indien que j’ai pris soin de réserver (et ce, avant même notre dîner de l’avant-veille en compagnie d’Aymeric).
Le restaurant est bondé. Nous appréhendons la table aux nombreux convives qui vient de s’installer derrière nous. Et je regrette, après un coup d’œil rapide sur la salle, que le garçon magnifique ne serve pas ce soir, ainsi que l’avant-veille.
Nous commandons nos plats sur les tablettes habituelles. Khadija demande à ce que les plats soient davantage épicés (moi aussi, mais tout de même dans une moindre mesure qu’elle).
Comme à l’accoutumée, tout est très bon. Et la tablée familiale qui réunit trois générations et fête les deux anniversaires des plus jeunes hommes du clan saura finalement se tenir assez calme. En fin de repas, nous déclinons la proposition de nous voir offrir un limoncello.
Fatigués, nous rentrons et nous couchons presque immédiatement.