1440 - Si bien que… ? (41)
Si bien que… ?
(Journal extime)
Work in progress
41
1er juin 2022
L’orthophoniste — sans doute y est-elle autorisée — ne porte plus le masque. L’impression m'en est constamment étrange. Et me perturbe ce nez sans grâce, assez gros et grand, auquel je tâche de ne pas prêter attention mais qui se donne pour ce qu’il est : un nez au milieu de la figure.
C’est la deuxième séance consécutive entièrement dévolue à de l’articulation. L’avant-veille, j’ai buté sur « circonscription », que je n’ai jamais réussi à prononcer.
2 juin
J’ai proposé à ma sœur de boire une bière en terrasse
J’expose mon projet d’aller à Barcelone avec elle et mon père — ce dernier ayant émis le souhait au cours d'un déjeuner dominical de revoir un jour la Sagrada Familia — durant l’automne.
Elle se montre d’abord réticente : elle s’est engagée à garder les enfants d’une de ses filles chaque mercredi à partir de la rentrée. Ce ne serait pour une unique fois, lancé-je.
Nous en parlons ensuite de plus en plus comme une perspective réalisable. J'évoque Toulouse, où j’aimerais aller un jour, comme gîte d’étape
T. survient sur ces entrefaites. C’est leur deuxième rencontre. Je sens entre eux une sympathie partagée.
Elle règle nos consommations.
3 juin
Esteban, qui m’a laissé un message la veille, et à qui j’avais répondu, m’appelle en début d’après-midi. Il vend son appartement. Celui-ci est très proche chez moi, c’est pourquoi il m’a contacté, ainsi qu’un certain nombre de collègues.
J’ai consulté au préalable l’annonce qu’il a fait paraître auprès d’un agent immobilier spécialisé dans les biens « haut de gamme », et, de fait, ce six-pièces de 160 m² meublé dans un goût très “design” est proposé à la vente à un prix assez élevé.
La première personne qui a visité aurait eu « un coup de cœur » ; mais elle s’est rétractée après les onze jours de rigueur, parce que, n’ayant pas encore divorcé, le notaire l’a prévenu que la moitié de son achat en reviendrait à… sa moitié ! La méconnaissance des gens en matière élémentaire de droit (je songe par raccroc et Paul et Marthe) me sidère.
Esteban se montre très loquace.
Il parle de son fils, de son ami, du fils de son ami — avec beaucoup de naturel, qui me laisse songer que notre sexualité commune, même si nous n'avons jamais abordé le sujet, relève du secret de Polichinelle. Il me dit que j’ai déjà rencontré son fils. Je ne l’ai qu’entrevu, en vérité, il m’avait salué au moment où je les dépassais, Esteban, lui et deux autres hommes, attablés à la terrasse d’un bar à vins ; je m’étais dit, sans pouvoir le dévisager, que ce salut venait de quelqu’un qui me connaissait ; or, il pouvait me connaître en tant que personnage semi-public que j’incarnais naguère, tandis qu'en revanche je pouvais tout ignorer de lui…
Esteban m’explique que son appartement est devenu trop petit. Il a été séduit par une grange à P****, que lui et son ami ont achetée et s’emploient dorénavant à aménager, lieu qui permettra aux deux fils — tous deux menuisiers (si j’ai bien compris) — de se faire un atelier et d’exposer leurs travaux. J’entends sans trop rien comprendre — d’autant que, non content d’être prolixe, Esteban a un débit vraiment rapide… L’esprit de l’escalier me conduit à conclure que les deux fils des deux amis sont deux amis — amants peut-être ?, ce qui serait extraordinaire en vérité !
Même si j’ai manifesté quelques réticences quant au bien qu’il propose, il m'invite à le visiter, ce qui nous permettra de nous voir. Il énonce ses disponibilités, d’abord par la négative : il ne pourra mercredi en raison d’une coloscopie que lui et son fils doivent subir. Je m’amuse à part moi de m'entendre préciser cet empêchement trivial. Il me rappelle que la mère de son fils (il recourt à une périphrase de la sorte pour la nommer) est morte d’un cancer une douzaine d’années auparavant, arguant d’une possible hérédité. De son côté, la cinquantaine franchie, il se doit de vérifier, etc., etc.
Finalement, nous nous accordons sur la date de vendredi.
Il se montre chaleureux — d'une cordialité peut-être en partie exagérée, car j’ai d’emblée remarqué ce trait de sa personnalité qui consiste à acquiescer aux propos de ses interlocuteurs, l’ayant toujours trouvé — et taxé de « béni oui-oui » quand il m’arrivait de l’évoquer à T.
Il n’empêche qu’à mesure Esteban m’a acquis de la sympathie, surtout depuis que nous ne sommes plus collègues, ses options pédagogiques (quasi démagogiques auprès des publics) ayant toujours eu le don de suprêmement m’agacer. En outre, mes préventions contre le fait de cultiver des amitiés au prétexte d’un lien professionnel — je ne me suis fait d’amis que par d’autres biais ou seulement après avoir été collègue avec qui que ce soit et ne l’étant pas demeuré — tombent désormais d’elles-mêmes, et je pourrais céder à présent à la sympathie qu'il m'inspire — tout comme cela s'est produit avec Claude, dont le parcours personnel lui ressemble d'ailleurs beaucoup…