1479 - Si bien que… ? (51)
Si bien que… ?
(Journal extime)
Work in progress
51
Lundi 31octobre 2022
Nous avons convenu de nous retrouver Paul et moi en cours d’après-midi dans un café où nous avons l’habitude d’aller.
Tristan, que je ne vois pas tout de suite, est installé là, à quelques mètres de nous. Nous nous saluons à distance, nous adressant sourire et signe de tête.
Paul et moi devisons durant un assez long temps de nos états de santé, après qu’il m’a demandé comment je vais, à la suite de mon récent isolement. Je nous raille intérieurement d’une telle conversation, et me dis que, si Tristan surprenait ces considérations d’un autre âge que le sien, il serait sans doute affligé…
J’aime beaucoup Tristan. Rarement, je n’ai eu d’élève si fin, doué, mais discret de toutes les façons, attentif pourtant, un léger sourire courant très souvent sur les lèvres, le plaisir d’être là le disputant à l’amusement peut-être, son attitude me demeurant énigmatique, lui, se dérobant presque toujours quand il arrivait, assez rarement, que je le sollicite (moi qui respecte d’habitude le quant à soi de mes interlocuteurs, mais le voyant visiblement réagir à mes propos). Il était d’ordinaire installé à ma gauche au dernier ou à l’avant-dernier rang, seul, effacé, mais indéniablement présent. C’était aussi un corps singulier. Les yeux très clairs, des cheveux très longs ramassés en une queue de cheval, le bras droit presque entièrement tatoué émergeant d’un tee-shirt souvent coloré qui le moulait, un squelette assez large sans être massif, le teint rose et vermeil, les joues glabres, arborant un large imperméable sombre que prolongeaient des bottes (cloutées ?), il n’obéissait à l’évidence pas au stéréotype du bon élève, ni non plus d’ailleurs à une identité aisée à circonscrire, et j’appréciais d’autant mieux de lire ses copies, pleines de finesse et de discernement.
Par discrétion, même si je m’y oblige, en sa présence aujourd’hui, je détourne le regard. Et, allant aux toilettes, je me contente d’un sourire à mon retour.
C’est pourquoi je ne m’attendais pas du tout, alors que je le croyais déjà parti, à le voir surgir dans mon champ de vision soudainement — sans doute était-il revenu sur ses pas —, m’adressant la parole tout à trac pour me dire l’excellent souvenir qu’il conservait de son année scolaire, et, joignant pour ainsi dire sa parole à un geste en conséquence, s’emparant de sa main pour la serrer chaleureusement.
Une courte conversation s’engage. Il se plaint de la médiocrité des cours qui lui sont dispensés à l’université, des mesquineries des enseignants entre eux, les uns et les autres jaloux de leurs prérogatives, s’accrochant à leur pré carré dérisoire et le disputant pourtant comme des gamins dans une cour de récréation, soucieux d’eux plutôt que désireux de transmettre ou d’apporter leur soutien à leurs propres étudiants.
Effectuant quelque temps auparavant un stage auprès de JF dans son ancien établissement scolaire, où il dit être retourné avec plaisir, il s’était enquis de mes nouvelles, et JF lui avait appris l’accident cérébral dont j’ai été victime en mai 2020.
Comme je lui demande ce qu’il envisage de faire à la suite de ses études, sa réponse (désabusée ?) est toute laconique : « professorat » — « de langue ancienne », précise-t-il néanmoins aussitôt.
Il me parle d’Agathe, une ancienne élève aussi, avec qui, dit-il, il lui arrive d’évoquer mon cours.
Et il me quitte en m’assurant à nouveau de l’excellent souvenir qu’il garde de mon enseignement.
* * *
Je ne m’attendais naturellement pas à pareil bonheur du jour, d’autant que je n’aurais jamais imaginé — à rebours d’ailleurs de ma songerie préalable quand je conversais avec Paul — qu’il m’aborderait ainsi, et que pareille occasion de faire valoir pour d’anciens élèves ce que j’ai pu leur apporter a vocation à devenir de plus en plus rare désormais ¡
Voilà pour me consoler de toutes les fois où j’ai pu me dire que j’exerçais à l’encontre de mon public naguère une violence symbolique dont, si je l’avais pu, je me serais bien gardé — mais ayant compris assez vite, volens nolens, dès après les prémices de ma “carrière” combien mieux valait faire montre d’autorité, fût-elle sourcilleuse le cas échéant, plutôt que de devoir essuyer l’agressivité patente d’individus mal embouchés, de « sauvageons » dépourvus de tout discernement, puisque, n’ayant connu ni tuteur ni tutelle, parfaitement capables d’une violence autrement moins symbolique, quoique verbale dans la plupart des cas…