1486 - Si bien que ? (53)
Si bien que… ?
(Journal extime)
Work in progress
53
3 décembre 2022
Aucune envie de me raconter.
Comme Ethan semble content de me voir, je suis content. Suffit-il donc que tu paraisses… (on a rarement fait mieux dans la poésie lyrique, au siècle dernier, qu’Aragon, quoi qu’on puisse en avoir…).
Aucune envie de me raconter.
Ceci tout de même : j’étais heureux que Khadija me demande quand elle pourrait me téléphoner.
Ce dont nous parlons nous aura contentés, et rassérénés, et consolés d’autres épreuves à venir.
Les quatuors de Janáček ont aussi cet effet-là.
5 décembre 2022
Autre téléphonage ce soir, avec Aymeric. Nous ne nous sommes parlé ni écrit depuis deux mois — depuis mon dernier séjour à Paris. (Je m’en veux un peu de ne pas avoir envoyé de courriel quand j’étais en Italie. Mais j’aurai plusieurs fois songé à lui, notamment devant les toiles du Caravage.)
Notre conversation téléphonique dure une heure et quart. J’ai dîné en toute hâte après avoir vu Claude et être allé au cinéma. (Nous avons vu le Lycéen de Christophe Honoré, qui m’a plu, mais auquel j’ai refusé — pour une raison obscure — de totalement m’abandonner, arguant plus tard auprès d’Aymeric d’un manque de vraisemblance ou de véracité dans cette transposition libre du roman familial du réalisateur, celle-ci pourtant nécessairement « fictionnalisée » en tant que telle, puisque réécrite à partir de son histoire personnelle en sautant librement d’une génération à celle de l’acteur, prometteur, qui la porte…
Claude, en sortant du cinéma, s’est réjoui d’une évolution du cinéma telle, a-t-il argué, que l’on peut voir « des mineurs qui s’enculent »…
Comme je déteste les réactions à chaud et que la minorité des protagonistes ne me semblait pas pour autant le ressort du film (non plus d’ailleurs que les “scènes de sexe1”), j’ai montré de l’agacement : « c’est tout ce que tu auras retenu du film ? », ai-je lancé, coupant ainsi court — j’étais pressé de rentrer, en outre, de pouvoir dîner avant le téléphonage prévu avec Aymeric — à d’autres développements.
Il n’empêche. Des rêves érotiques (autrement plus invraisemblables que ceux du film ¡) se sont emparés de mon sommeil durant la nuit.
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1Ce en quoi j’ai peut-être tort ?
Toute réflexion faite (¡) — après giration dans l’esprit de l’escalier qui me caractérise — en effet, je crois que ce qui m’a retenu d’adhérer aux propos du film tient, précisément, à la peinture des ébats montrés à l’écran : je doute que des adolescents de l’âge supposé des personnages puissent vivre si librement leur sexualité — et, tout aussi bien, leur “condition gay”. Il y a là une transposition largement fantasmée de la part du réalisateur. Si l’on peut supposer que les jeunes générations ont pu bénéficier de l'absence du verrou que leurs aînés se sont employés à faire sauter, je doute fortement qu’il soit aussi facile que dépeint — qui plus est, lors d’une crise existentielle, telle celle traversée par ce « lycéen » — d’être un jeune homosexuel aujourd’hui. De même, l’acceptation des adultes qui entourent le protagoniste, l’ouverture qu’ils lui manifestent demeurent assez peu crédibles.
Mais il faudrait que je revoie le film, puisque, par ailleurs, la relation qui se noue entre le héros et le personnage de Lilio, l’intense frustration qui découle pour le premier de se voir refuser placidement l’expression de sa passion par le second, m’ont paru sonner autrement plus juste…
* * *
De son côté, Aymeric n’est pas allé au cinéma.
Nous évoquons des livres que nous avons lus. Je viens d’achever Blonde de Joyce Carol Oates en moins de trois semaines — « un exploit », commenté-je, au vu surtout de la sorte de « brouillard cérébral » qui me gagne au bout de vingt à vingt-cinq minutes (encore ma lecture s’améliore-t-elle, au point que j’ai retrouvé une même vitesse d’assimilation, me semble-t-il, qu’auparavant) —, récit dont l’édition chez Stock, d’un format large, comporte près de 980 pages. Cette « vie imaginaire » de Norman Jean Baker, alias Marilyn Monroe, impressionne, même si, comme souvent dans la littérature américaine, elle tire en longueur.
Nous parlons du Prix Nobel obtenu par Annie Ernaux. Aymeric semble émettre des réserves et sur l’auteure — dont il a apprécié les Armoires vides, mais moins d’autres ouvrages — et sur le prix en lui-même. J’ai toujours aimé Annie Ernaux, quant à moi, particulièrement les Années, qui, dans l’œuvre, me paraît constituer un sommet. J’aime, à l’instar de certains des contes et récits de Pascal Quignard, son écriture dégraissée, « à l’os », si opposée à la mienne, hérissée d’ajouts, de précisions, d’allongeails vicieux ; j’aime son exigence de sincérité — si tel est le terme — et de véridicité, qui me semble à sa façon « en haine du romanesque », tout à rebours de la production autofictive qui s’est emparé presque entièrement des parutions des trois dernières décennies au moins.
J’évoque le récit de Guibert, Vous m’avez fait former des fantômes, pour lequel ma lecture s’est souvent enlisée. Ces pages, sous perfusion sadienne, dans leur provocation un peu trop calculée, m’ont paru bien fastidieuses, alors que, précisément, j’avais particulièrement aimé le Paradis, « autofiction » avant l’heure, imaginative et véritable, en liberté de toutes les façons.
Lui, a lu la Pitié dangereuse de Stefan Zweig, et dit avoir été impressionné par l’implacable substrat psychologique que le récit trame et noue — impitoyablement.
* * *
Tout au plaisir de nous parler, notre conversation dure donc longtemps, nourrie de ces pointillés qui laissent de plain-pied les interlocuteurs dans leur désir de combler les traits vides, même s’ils oublient tel ou tel détail : le canevas de leur broderie est si sûr que les teintes des fils auxquels recourir alors se retrouvent sans trop de peine, et que les fils eux-mêmes, laissés pendants, ne sauraient pour autant s’emmêler…