1493 - Pages choisies : Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, Les Editions de Minuit
Marlis Alt et Jan Minařík in « Barbe-Bleue. En écoutant un enregistrement sur bande magnétique de l’opéra de Béla Bartók « Le Château de Barbe-Bleue » » de Pina Bausch Marlis Alt et Jan Minařík in « Barbe-Bleue ».
Une menace pèse sur notre bonheur : un risque, non pas tant de suppression ou de disparition que de dévaluation générale, de disqualification globale. Car le risque de perte n’est guère inquiétant, comparé au risque de dévaluation généralisée : on peut toujours espérer remplacer ce qu'on a perdu, au lieu qu’il est impossible de remplacer une fortune que l’on possède toujours mais dont on s’aperçoit qu’elle consiste et ne peut consister qu’en objets sans valeur. La plus irréparable des pertes concerne ainsi ce qu'on n'a jamais cessé de posséder. Le malheur de la perte offre une prise à la résignation ; celui de la possession sans valeur est sans appel. Frappant de nullité à la fois les biens que l’on possède et ceux que l’on pourrait posséder, il signifie la fin à jamais de tout bonheur. Tous les bonheurs à venir seront oblitérés par le rappel d’une vérité amère qui viendra en toute circonstance perturber la dégustation du réel : medio de fonte leporum surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat, — au cœur de la source des plaisirs jaillit quelque chose d’amer qui, au sein même des délices, vous reste dans la gorge1.
Une vérité amère se manifeste ainsi medio de fonte leporum, au cœur même du plaisir. Etant logée à l’enseigne du bonheur, elle occupe un site imprenable puisqu’elle contrôle cela même qui lui semble le plus réfractaire : et c’est pourquoi aucune sagesse ne peut la prendre en défaut, aucune philosophie la résorber. Tout ce qui se peut faire est l’ignorer, ou l’oublier. C’est d'ailleurs ainsi qu’on peut définir en premier lieu cette amertume, de manière toute négative : elle désigne quelque chose qui n’a pas à être connu, quelque chose qu’on a intérêt à ignorer. Elle concerne un sujet à propos duquel toute curiosité serait fatale, comme dans un conte célèbre de Perrault, La Barbe-Bleue.
On sait qu’un mois après son mariage Barbe-Bleue partit en voyage et pria sa femme de mener joyeuse vie pendant son absence : « Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles, voilà celles de la vaisselle d’or et d’argent qui ne sert pas tous les jours, voilà celles de mes coffres-forts où est mon or et mon argent, celles des cassettes où sont mes pierreries, et voilà le passe-partout de tous mes appartements. »
On ne saurait énoncer plus clairement l’étendue du bonheur humain : celle-ci est à la fois sans limite et tout entière donnée. Fût-ce au crédit de Dieu ou des institutions sociales, il faut en effet rappeler sans cesse aux esprits chagrins que le bonheur nous est donné, que nous possédons toutes les clefs du bonheur. Avec un peu de chance, un peu d’intelligence, un peu de volonté, il n’est même rien de concevable qui ne soit susceptible de devenir nôtre. Sans doute pouvons-nous manquer tout ce que nous entreprenons : par un singulier manque de fortune ou d’opportunité, dans lequel le psychanalyste n’aura pas tort de discerner parfois une disposition au masochisme. Mais les clefs du bonheur n’en sont pas moins là, en notre possession, et, encore une fois, toutes là. Il est vain — mieux, il est impossible — d'imaginer quelque voie d’accès au bonheur qui nous serait interdite, par la sottise d’une société rétrograde ou le caprice d’un dieu jaloux de nos plaisirs. Depuis qu’il y a des hommes et qu’ils pensent, il a toujours suffi d’un peu de suite dans les idées, ou d’un peu de souplesse, pour venir à bout de l’une comme de l’autre. L’illusion des sens interdits est une impression vague, vite dissipée à l’analyse : une prime de consolation à l’usage de ceux qui répugnent à inscrire leurs déboires sur le compte de leur propre insuffisance. En réalité tout est là et tout nous est donné, comme le dit si bien Barbe-Bleue à sa femme : voilà le passe-partout de tous mes appartements. A nous d’en jouir, et de mener joyeuse vie.
Mais si tout s’offre ainsi à la jouissance, sans interdit ni limitation d'aucune sorte, cette jouissance elle-même n’est possible qu’à la condition d'ignorer quelque chose, de ne pas percer un certain secret. Secret que symbolise, dans le conte de Perrault, la clef d’un petit cabinet dont l’accès demeure interdit, à la différence de toutes les autres pièces de la maison : « Pour cette petite clef-ci, c’est la clef du cabinet au bout de la galerie de l’appartement bas : ouvrez tout, allez partout, mais pour ce petit cabinet, je vous défends d’y entrer et je vous le défends de telle sorte que, s’il vous arrive de l’ouvrir, il n’y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère. » On connait la suite de l’histoire. Transgressant les instructions reçues, la maîtresse de maison s’aventure dans le cabinet secret et y fait une découverte macabre : « D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments elle commença à voir que le planché était tout couvert de sang caillé, dans lequel se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs. »
On a beaucoup épilogué sur la nature de ce que symbolise, dans le conte de Perrault, la découverte de ces cadavres de femmes : incriminant tour à tour la curiosité féminine (interprétation la plus fréquente, qui revient à faire du conte une esquisse prémonitoire de ce que sera le livret du Lohengrin de Wagner), l’impuissance masculine et les moyens de la dissimuler (selon Meilhac et Halévy, dans l’opéra d’Offenbach, Barbe-Bleue), la phallocratie et l’esclavagisme féminin (selon Maeterlinck, dans l’opéra de Paul Dukas, Ariane et Barbe-Bleue), l’incommunicabilité entre les êtres humains, notamment lorsqu’ils sont de sexe différent (selon Bela Balazs, dans l’opéra de Bartok, Le château de Barbe-Bleue). Ce sont là des aspects, tous intéressants d’ailleurs, de la vérité que découvre la femme de Barbe-Bleue à l'intérieur du cabinet macabre ; des aspects, pas la vérité en elle-même. Le secret qu’il ne faut pas connaître, et que l’épouse de Barbe-Bleue finit par connaître malgré elle en pénétrant dans la chambre interdite est tout d’abord, et tout simplement, la mort. La mort des autres et, à travers elle, sa propre mort, tout à la fois éloignée et prochaine. La découverte de ce secret marque la fin de la vie heureuse et le début d’une période de désolation et de tristesse. A l’inverse de l'agneau de Dieu qui efface tous les péchés du monde, la connaissance de la mort efface tous les bonheurs de la terre. L’avertissement de Barbe-Bleue était justifié : si vous percez ce secret, il n’est rien que vous ne deviez attendre de ma colère, — si vous connaissez cela, vous ne connaîtrez jamais plus aucun bonheur. C’est la connaissance de la mort qui neutralise tous les appétits, rendant vains et comme caduques les innombrables dons qui s'offrent à la perception humaine.
Clément ROSSET, Le Réel. Traité de l’idiotie, Les Éditions de Minuit, “Reprise”, 1997/ 2004, pp. 66-69.
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1Lucrèce, De rerum natura, IV, 1126-27.